Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-44]

Après tout cela, ai-je encore besoin de dire qu’eux aussi...

Après tout cela, ai-je encore besoin de dire qu’eux aussi seront des esprits libres, de très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, bien qu’il soit certain qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, quelque chose de supérieur et de plus grand, quelque chose de foncièrement différent, qui ne veut être ni méconnu, ni confondu? Mais, tout en disant cela, je sens envers eux, autant qu’envers nous-mêmes, qui sommes les hérauts et les précurseurs, nous autres esprits libres ! — je sens le devoir d’écarter de nous un vieil et stupide préjugé, une ancienne méprise, qui, depuis trop longtemps, ont obscurci comme d’un brouillard l’idée d’« esprit », lui enlevant sa limpidité. Dans tous les pays de l’Europe, et aussi en Amérique, il y a maintenant des gens qui abusent de ce mot. C’est une espèce d’esprits très étroits, d’esprits bornés et attachés de chaînes, qui aspirent à peu près au contraire de ce qui répond à nos intentions et à nos instincts, — sans compter que l’avènement de ces nouveaux philosophes les fait demeurer fenêtres fermées et portes verrouillées. Pour le dire sans ambages, ils font malheureusement partie des niveleurs, ces esprits faussement dénommés « libres » — car ce sont les esclaves diserts, les plumitifs du goût démocratique et des « idées modernes » propres à ce goût. Tous hommes sans solitude, sans une solitude qui leur soit propre; ce sont de braves garçons à qui l’on ne peut dénier ni courage ni mœurs honorables, si ce n’est qu’ils sont sans liberté et ridiculement superficiels, surtout avec cette tendance qui leur fait voir, à peu près, dans les formes de la vieille société, la cause de toutes les misères humaines et de tous les déboires: par quoi la vérité finit par être placée sur la tête ! Ce à quoi ils tendent de toutes leurs forces, c’est le bonheur général des troupeaux sur le pâturage, avec la sécurité, le bien-être et l’allègement de l’existence pour tout le monde. Les deux rengaines qu’ils chantent le plus souvent sont « égalité des droits » et « pitié pour tout ce qui souffre », et ils considèrent la souffrance elle-même comme quelque chose qu’il faut supprimer. Nous, qui voyons les choses sous une autre face, nous qui avons ouvert notre esprit à la question de savoir où et comment la plante « homme » s’est développée le plus vigoureusement jusqu’ici, nous croyons qu’il a fallu pour cela des conditions toutes contraires que, chez l’homme, le danger de la situation a dû grandir jusqu’à l’énormité, le génie d’invention et de dissimulation (l’« esprit »), sous une pression et une contrainte prolongée, se développer en hardiesse et en subtilité, la volonté de vivre se surhausser jusqu’à l’absolue volonté de puissance. Nous pensons que la dureté, la violence, l’esclavage, le péril dans l’âme et dans la rue, que la dissimulation, le stoïcisme, les artifices et les diableries de toutes sortes, que tout ce qui est mauvais, terrible, tyrannique, tout ce qui chez l’homme tient de la bête de proie et du serpent sert tout aussi bien à l’élévation du type homme que son contraire. Et, en ne disant que cela, nous n’en disons pas assez, car, tant par nos paroles que par nos silences en cet endroit, nous nous trouvons à l’autre bout de toute idéologie moderne, de tous désirs du troupeau. Serions-nous peut-être les antipodes de ceux-ci? Quoi d’étonnant si nous autres « esprits libres » ne sommes pas précisément les esprits les plus communicatifs? si nous ne souhaitons pas de révéler, à tous égards, de quoi un esprit peut se libérer, et où il sera peut-être poussé ensuite. Pour ce qui en est de la dangereuse formule « par delà le bien et le mal », elle nous préserve au moins d’un quiproquo, car nous sommes tout autre chose que des « libres-penseurs », des « liberi pensatori », des « freie Geister » et quels que soient les noms qu’aiment à se donner ces braves sectateurs de l’« idée moderne ». Familiers dans beaucoup de provinces de l’esprit, dont nous avons, pour le moins, été les hôtes; nous échappant toujours des réduits obscurs et agréables où les préférences et les préjugés, la jeunesse, notre origine, le hasard des hommes et des livres, ou même les lassitudes des pèlerinages, paraissaient nous retenir, pleins de malice en face des séductions de la dépendance qui se cachent dans les honneurs, dans l’argent, les fonctions publiques ou l’exaltation des sens; reconnaissants même à l’égard du malheur et des vicissitudes de la maladie, puisque toujours ils nous débarrassaient d’une règle et du « préjugé » de cette règle; reconnaissants envers Dieu, le diable, la brebis et le ver qui se cachent en nous; curieux jusqu’au vice, chercheurs jusqu’à la cruauté, avec des doigts audacieux pour l’insaisissable, avec des dents et un estomac pour ce qu’il y a de plus indigeste, prêts à n’importe quel métier qui demande de la sagacité et des sens aigus; prêts à n’importe quelle aventure grâce à un excès de libre jugement; possédant des âmes antérieures et postérieures dont personne ne pénètre les dernières intentions, des premiers plans et des arrière-plans que nul n’oserait parcourir. Cachés sous le manteau de la lumière, nous sommes des conquérants, bien que nous paraissions semblables à des héritiers et à des dissipateurs; classeurs et collectionneurs du matin au soir, avares de nos richesses et de nos casiers débordants, économes à apprendre et à oublier, inventifs dans les systèmes, quelquefois orgueilleux des tables de catégories, parfois pédants, parfois nocturnes hiboux du travail, même en plein jour; parfois épouvantails aussi, quand il le faut — et aujourd’hui il le faut; je veux dire en tant que nous sommes les amis de la solitude, amis innés, jurés et jaloux, de notre propre solitude profonde de midi et de minuit. Voilà l’espèce d’hommes que nous sommes, nous autres esprits libres ! Et peut-être en êtes-vous aussi, vous qui viendrez dans l’avenir, vous les nouveaux philosophes? — CHAPITRE TROISIÈME L’ESPRIT RELIGIEUX