Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-221]

La Révolution dans la poésie

La sévère contrainte que’les auteurs dramatiques français s’imposaient par rapport à l’unité d’action, de lieu et de temps, à la structure du style, du vers et de la phrase, au. choix des mots et des pensées, fut une école aussi importante que celle du contrepoint et de la fugue dans le développement de la musique moderne ou que les figures à la Gorgias dans l’éloquence grecque. Se donner ainsi des liens peut paraître absurde; néanmoins il n’y a pas d’autre moyen, pour sortir du naturalisme, que de commencer par se limiter de la façon la plus forte (peut-être la plus arbitraire). On apprend ainsi peu à peu à marcher avec grâce même clans les sentiers étroits qui passent comme des ponts au-dessus d’effrayants précipices, et l’on remporte comme butin la plus extrême souplesse de mouvement: c’est ce que l’histoire de la musique prouve aux yeux de tout homme vivant actuellement. C’est là que l’on voit comment pas à pas les liens deviennent plus lâches, jusqu’à ce qu’enfin ils peuvent paraître être rejetés tout à fait: cette apparence est le résultat suprême d’une évolution nécessaire dans l’art. Dans la poésie moderne, il n’y eut pas un si heureux affranchissement graduel des liens imposés par soi-même. Lessing tourna la forme française, c’est-à-dire l’unique forme d’art moderne, en dérision dans l’Allemagne et renvoya à Shakespeare; et ainsi l’on perdit la continuité de cet affranchissement et l’on fit un saut en arrière clans le naturalisme — autrement dit dans les commencements de l’art. Gœthe cherche à s’en échapper en s’ingéniant sans cesse à se redonner des liens de diverses sortes; mais même le mieux doué ne réussit qu’à une continuelle expérimentation, lorsqu’une fois le fil de l’évolution est brisé. Schiller doit la sûreté relative de sa forme à l’exemple, involontairement respecté, encore que nié, de la tragédie française et se maintint assez indépendant de Lessing (dont il rejetait, comme on sait, les tentatives dramatiques). Aux Français même, après Voltaire, manquèrent tout d’un coup les grands talents qui auraient continué cette évolution de la tragédie de la contrainte à cette apparence de liberté; ils firent plus tard aussi, à l’exemple de l’Allemagne, un saut dans une sorte d’état de nature à la Rousseau et se mirent aux expériences. Qu’on lise seulement de temps en temps le Mahomet de Voltaire, pour se mettre clairement devant l’esprit ce qui, par cette rupture de la tradition, a été une fois pour toutes perdu pour la culture européenne. Voltaire fut le dernier des grands poètes dramatiques qui entrava par la mesure grecque son âme aux mille formes, née même pour les plus grands orages tragiques, — il pouvait ce qu’aucun Allemand ne pouvait encore, parce que la nature du Français est beaucoup plus parente de la grecque que la nature de l’Allemand; — de même qu’il fut aussi le dernier grand écrivain qui, dans le maniement de la langue de la prose, eut l’oreille d’un Grec, la conscience d’artiste d’un Grec, la simplicité et l’agrément d’un Grec; comme encore il a été un des derniers hommes qui savent réunir en eux la plus haute liberté d’esprit et une disposition d’esprit absolument non-révolutionnaire. Depuis lors, l’esprit moderne, avec son inquiétude, sa haine contre la mesure et les entraves, est parvenu à l’empire dans tous les domaines, d’abord déchaîné par la fièvre de la Révolution et se remettant ensuite le frein, lorsque l’y poussaient l’inquiétude et l’horreur de lui-même, — mais ce fut le frein de la froide logique, non plus celui de la mesure artistique. À la vérité, nous jouissons pour un temps, par cette délivrance, de la poésie de tous les peuples, de tout ce qu’il y a, en des lieux cachés, de pousse naturelle, de végétation primitive, de floraison sauvage, de beauté miraculeuse et d’irrégularité gigantesque, depuis la chanson populaire jusqu’au « grand barbare » Shakespeare; nous goûtons les joies de la couleur locale et du costume de l’époque, qui jusqu’ici étaient restéés étrangères à tous les peuples artistes; nous usons largement des « avantages de la barbarie » de notre temps, que Gœthe fait valoir contre Schiller pour mettre dans le jour le plus favorable le défaut de forme de son Faust, Mais pour combien de temps encore? Le flot envahissant de poésie de tous les styles de tous les peuples doit certes, peu à peu, entraîner dans son cours le domaine terrestre sur lequel une paisible floraison cachée aurait encore été possible; tous les poètes doivent certes devenir des imitateurs expérimentateurs, des copistes casse-cou, quelque grande que soit leur puissance au commencement. Le public enfin, qui a désappris à voir dans l’entravement de la force d’expression, dans la domination organisatrice de tous les moyens de l’art, l’acte proprement artistique, doit priser de plus en plus la force pour l’amour de la force, la couleur pour l’amour de la couleur, la pensée pour l’amour de la pensée, l’inspiration pour l’amour de l’inspiration; il ne jouira donc plus des éléments et des conditions de l’art, sinon isolément, et pour comble de biens émettra l’exigence naturelle, que l’artiste doit se montrer à lui isolément aussi. Oui, l’on a rejeté les liens « déraisonnables » de l’art gréco-français, mais insensiblement l’on s’est accoutumé à trouver déraisonnables tous les liens, toutes les limitations; et ainsi l’art marche à l’encontre de sa délivrance et touche en même temps — chose, il est vrai, éminemment instructive — toutes les phases de ses débuts, de son enfance, de son imperfection, de ses tentatives et de ses débordements de jadis: il répète, en allant à sa perte, sa naissance, son progrès. Un des plus grands, à l’instinct de qui l’on peut sans doute se fier et à la théorie duquel il n’a rien manqué qu’un supplément d’une trentaine d’années de pratique, — Lord Byron a dit une fois: « En ce qui concerne la poésie en général, je suis, plus j’y réfléchis, toujours plus fermement convaincu que tous tant que nous sommes nous faisons fausse route, l’un aussi bien que l’autre. Nous suivons tous un système révolutionnaire radicalement faux, — notre génération ou la prochaine arrivera encore à la même conviction. » C’est le même Byron qui dit: « Je regarde Shakespeare comme le pire des modèles, quoique le plus extraordinaire des poètes. » Et au fond, l’intuition artistique mûrie de Gœthe, dans la seconde partie de sa vie, ne dit-elle pas exactement la même chose? cette intuition par laquelle il gagna une telle avance sur une série de générations, qu’on peut prétendre en gros que Gœthe n’a point encore exercé son action et que son temps est encore à venir? C’est précisément parce que sa nature le maintint longtemps dans l’ornière de la révolution poétique, précisément parce qu’il exploita à fond tout ce qui indirectement, par cette rupture de la tradition, avait été découvert de mines, de vues, de moyens nouveaux, et ce qui avait été en même temps exhumé sous les ruines de l’art, que sa métamorphose et sa marche postérieure a tant de poids: elle signifie qu’il sentait le besoin profond de reprendre la tradition de l’art, et de prêter aux décombres et aux fûts de colonnes restés debout du temple, au moins par l’imagination de l’œil, la perfection et l’intégrité antiques, si la force du bras devait se montrer trop faible pour construire, là où des forces monstrueuses furent déjà nécessaires pour détruire. Il vivait ainsi dans l’art comme dans la réminiscence de l’art vrai: sa poésie était devenue un auxiliaire de la réminiscence, de l’intelligence des époques d’art antique, au loin reculées. Ses demandes étaient, à la vérité, irréalisables par rapport à la puissance de l’âge moderne, mais le chagrin qu’il en ressentait fut largement surpassé par la joie qu’un jour elles seraient réalisées et que nous aussi nous pourrons encore participer à cette réalisation. Pas d’individus, mais des masques plus ou moins idéaux; pas de réalité, mais une généralité allégorique; les caractères d’époque, les couleurs locales, volatilisés presque jusqu’à l’invisible et rendus mythiques; la sensation actuelle et les problèmes de la société actuelle resserrés en les formes les plus simples, dépouillés de leurs qualités attractives, surexcitantes, pathologiques, rendues sans effet dans tout autre sens que le sens artistique; pas de matières et de caractères neufs, mais les anciens, dès longtemps accoutumés, dans une série toujours continuée de revivification et de reformation: voilà l’art tel que Gœthe le comprenait tardivement, tel que les Grecs et aussi les Français le pratiquaient.