Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-VM-219]

Du caractère acquis des Grecs

Par la fameuse clarté grecque, par la transparence, la simplicité, la belle ordonnance des œuvres grecques, par ce qu’elles ont de naturel et d’artificiel à la fois, comme si elles étaient faites decristal, nous nous laissons facilement induire à croire que tout cela a été donné, aux Grecs dès l’origine: nous croyons, par exemple, qu’ils ne pouvaient pas faire autrement que de bien écrire, comme l’a une fois prétendu Lichtenberg. Mais il n’y a pas d’opinion plus prématurée et qui tient moins debout. L’histoire de la prose de Gorgias à Démosthène montre un travail et une lutte pour sortir de l’obscurité, de la lourdeur, du mauvais goût et parvenir à la lumière, au point qu’il faut songer aux péripéties des héros qui tracent les premiers chemins à travers les forêts et les marécages. Le dialogue de la tragédie est le véritable haut fait des dramaturges, car il est d’une clarté et d’une netteté extraordinaires, tandis que la disposition naturelle du peuple tendait vers l’ivresse du symbole et de l’allusion, à quoi l’avait encore encouragé le grand lyrisme du chœur: tout comme ce fut le haut fait d’Homère d’avoir délivré les Grecs de la pompe asiatique et des allures épaisses, et d’être parvenu, dans l’ensemble et dans le menu, à la limpidité de l’architecture. Dire quelque chose d’une façon pure et lumineuse n’était d’ailleurs nullement tenu pour facile; d’où viendrait autrement la grande admiration que l’on professait pour l’épigramme de Simonide, qui se présente si fruste, sans pointes dorées et sans les arabesques du jeu de mot, — mais qui dit ce qu’il veut dire, clairement, avec la tranquillité du soleil, et non pas comme l’éclair, avec la recherche de l’effet. Est grecque l’aspiration à la lumière, venant en quelque sorte d’un crépuscule inné, et c’est pourquoi une jubilation traverse le peuple lorsqu’il écoute une sentence laconique, la langue gnomique de l’élégie, ou les axiomes de sept sages. C’est pourquoi l’on aimait tant lès préceptes en vers qui choquent notre goût, car c’était là, pour l’esprit grec, une véritable lâche apollinienne qui avait pour but de vaincre les dangers du mètre, les obscurités qui sont, d’autre part, le propre de la poésie. La simplicité, la souplesse, la clarté sont acquises par effort au génie du peuple, il ne les possède pas depuis l’origine,— le danger d’un retour à l’asiatique plane toujours sur les Grecs, et l’on croirait vraiment que, de temps en temps, arrivait sur eux comme un sombre débordement d’impulsions mystiques, de sauvageries et d’obscurités élémentaires. Nous les voyons plonger, nous voyons l’Europe emportée et submergée par le flot — car l’Europe était alors très petite — mais ils reviennent toujours à la lumière, étant de bons nageurs et de bons plongeurs, eux, le peuple d’Ulysse.