Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-204]

Au risque de voir, ici aussi, l’habitude de moraliser se...

Au risque de voir, ici aussi, l’habitude de moraliser se trahir pour ce qu’elle fut toujours — une manière intrépide de montrer ses plaies, selon l’expression de Balzac — j’oserais m’élever contre une inconvenante et funeste interversion de rangs qui, aujourd’hui, sans qu’on le remarque et comme à bon escient, menace de s’établir entre la science et la philosophie. Je pense que, fort de son expérience — expérience signifie toujours, n’est-ce pas, triste expérience? — on doit avoir le droit de dire son mot dans cette haute question de la hiérarchie, pour ne point parler des couleurs comme un aveugle, ou, comme les femmes et les artistes, parler contre la science. (« Oh ! cette maudite science, soupirent l’instinct et la pudeur des femmes et des artistes, elle arrive toujours à se rendre compte ! » —) La déclaration d’indépendance de l’homme scientifique, son émancipation de la philosophie, voilà les plus subtils produits de l’ordre et du désordre démocratiques ! La présomption et la glorification de soi sont aujourd’hui partout chez le savant en pleine floraison printanière, par quoi il ne faudrait pas entendre que la louange de soi ait bonne odeur . « Plus de maîtres ! » c’est encore le cri de l’instinct plébéien, et la science, après s’être défendue avec un succès éclatant de la théologie dont elle fut trop longtemps la « servante », s’avise maintenant, avec une absurde arrogance, de faire la loi à la philosophie et essaye, à son tour, de jouer au « maître » — que dis-je ! au philosophe. Ma mémoire — la mémoire d’un homme de science, avec votre permission ! est farcie de naïvetés orgueilleuses qu’il m’a été donné de surprendre, au sujet de la philosophie et des philosophes, dans la bouche des jeunes naturalistes et des vieux médecins (sans parler des plus cultivés et des plus présomptueux de tous les savants, les philologues et les pédagogues qui possèdent ces deux qualités par la grâce de leur profession —). Tantôt c’était le spécialiste, l’homme à l’horizon restreint, qui se mettait instinctivement en défense contre toute tâche et toute aptitude synthétiques; tantôt c’était le laborieux travailleur qui avait respiré un parfum d’oisiveté dans l’économie morale du philosophe, ainsi qu’un certain sybaritisme distingué, et qui s’en serait cru lésé et amoindri. Tantôt encore, c’était l’aveuglement de l’utilitaire qui ne voyait dans la philosophie qu’une série de systèmes réfutés et une prodigalité qui ne « profitait » à personne. Tantôt aussi surgissait la crainte d’un mysticisme déguisé et d’une traîtreuse limitation de la connaissance, ou bien c’était le mépris de certains philosophes qui, involontairement, se changeait en un mépris général embrassant toute la philosophie. Enfin, le plus souvent je trouvais chez le jeune savant, sous le dédain orgueilleux de la philosophie, la mauvaise influence d’un seul philosophe à qui l’on avait bien refusé toute obéissance quant à ses vues générales, mais sans échapper à la tyrannie de son appréciation dédaigneuse des autres philosophes. Et le résultat de cet état d’esprit se traduisait par un mauvais vouloir général à l’égard de toute philosophie. (Telle me semble, par exemple, l’influence tardive de Schopenhauer sur la nouvelle Allemagne. Par sa rage inintelligente contre Hegel, il est arrivé à séparer la dernière génération d’Allemands de son lien avec la culture allemande, culture qui, tout bien examiné, avait produit une élévation et une subtilité divinatoire de l’esprit historique. Mais sur ce chapitre Schopenhauer était pauvre, irréceptif et anti-allemand jusqu’au génie.) Tout bien considéré, et si l’on envisage les choses au point de vue général, il se peut que ce soit avant tout le côté « humain, trop humain », c’est-à-dire la pauvreté des philosophes modernes qui ait nui le plus radicalement au respect de la philosophie et ouvert la porte aux instincts plébéiens. Qu’on se rende donc compte combien notre monde moderne est éloigné de celui des Héraclite, des Platon, des Empédocle et de tous ces solitaires de l’esprit, superbes et royaux, et combien un brave homme de science se sent aujourd’hui, à bon droit, de meilleure naissance et d’espèce plus noble, en face de ces représentants de la philosophie qui aujourd’hui, grâce à la mode, tiennent le haut et le bas du pavé— je cite par exemple en Allemagne ces deux lions de Berlin, l’anarchiste Eugène Dühring et l’amalgamiste Édouard de Hartmann. C’est surtout le spectacle de ces philosophes du mêli-mêlo — ils s’appellent « philosophes de la réalité » ou « positivistes » — qui est capable de jeter une dangereuse méfiance dans l’âme d’un savant jeune et ambitieux. Ceux-là sont, tout au plus, des savants et des spécialistes, c’est de la plus parfaite évidence ! Tous, tant qu’ils sont, ressemblent à des vaincus, ramenés sous le joug de la science, ce sont des gens qui, autrefois, ont aspiré à obtenir davantage d’eux-mêmes, sans avoir un droit à ce « davantage » et à la responsabilité qu’il comporte. Mais ils représentent maintenant, tels qu’ils sont, honorables, rancuniers et vindicatifs, en parole et en action, l’incrédulité au sujet de la tâche directrice et de la suprématie qui incombent à la philosophie. Et comment saurait-il en être autrement? La science est aujourd’hui florissante, la bonne conscience, qui est la science, est écrite sur son visage, tandis que cet abaissement où est tombée peu à peu toute la nouvelle philosophie, ce qui reste aujourd’hui de philosophie, s’attire la méfiance et la mauvaise humeur, sinon la raillerie et la pitié. La philosophie, réduite à la « théorie de la connaissance », n’est plus, en réalité, qu’une timide abstinence et une théorie de tempérance, une philosophie qui reste sur le seuil et se refuse rigoureusement le droit d’entrer — c’est la philosophie à toute extrémité, c’est une fin, une agonie, quelque chose qui fait pitié. Comment une telle philosophie pourrait-elle donc… dominer?