[JGB-207]
Quelle que soit la reconnaissance qu’on doive témoigner à...
Quelle que soit la reconnaissance qu’on doive témoigner à l’esprit objectif — et qui donc ne serait pas un jour ennuyé à mourir de la subjectivité et de sa maudite ipsissimosité? — il faut pourtant se tenir en garde contre cette reconnaissance et ses excès, car elle fait glorifier aujourd’hui l’abnégation et l’impersonnalité, comme si ces qualités représentaient le but par excellence, quelque chose comme le salut et la transfiguration. C’est ce qui arrive au sein de l’école pessimiste qui a de bonnes raisons pour rendre les honneurs suprêmes à la « connaissance désintéressée ». L’homme objectif qui ne maudit ni n’injurie plus, comme le fait le pessimiste, le savant idéal qui représente l’instinct scientifique parvenu à sa pleine floraison, après des milliers de demi-désastres et de désastres complets, est certes un instrument précieux entre tous, mais il faut qu’il soit dans la main d’un plus puissant que lui. Ce n’est qu’un instrument, disons un miroir, il n’est pas quelque chose par lui-même. L’homme objectif est en effet un miroir; habitué à s’assujettir à tout ce qu’il faut connaître, sans autre désir que celui que donne la connaissance, le « reflet » — il attend qu’il se passe quelque chose, alors il s’étend doucement, afin que les plus légers indices et le frôlement des êtres surnaturels ne se perdent pas en glissant à la surface de sa peau. Ce qui reste encore de « personnel » en lui lui paraît fortuit, souvent arbitraire, plus souvent gênant, tant il s’est transformé lui-même, en véhicule, en reflet de formes et d’événements étrangers. Il se rappelle à lui-même avec effort, fréquemment d’une façon fausse; il se prend facilement pour un autre, il se méprend sur ses propres besoins, et c’est alors seulement qu’il est négligent et sans délicatesse. Peut-être est-il tourmenté par sa santé ou bien par la mesquinerie et l’atmosphère d’étroitesse qui règnent chez sa femme et ses amis, ou par le manque de compagnons et de société. Il se contraint même à réfléchir sur sa propre souffrance, mais c’est en vain ! Déjà sa pensée erre au loin, portée vers les idées générales et demain il saura, tout aussi mal qu’il le savait hier, comment il faut s’en tirer. Il a désappris de se prendre au sérieux, il n’a plus de temps pour lui-même: il est joyeux, non pas à cause de l’absence de misère, mais faute de pouvoir toucher et manier sa misère. Sa complaisance habituelle envers toute chose, tout événement, l’hospitalité sereine et impartiale qu’il met à accueillir tout ce qui l’attaque, sa bienveillante indifférence, sa dangereuse insouciance du oui et du non, hélas ! toutes ces vertus, il a souvent à s’en repentir et, comme homme surtout, il devient trop aisément le caput mortuum de ces vertus. Réclame-t-on de lui de l’amour et de la haine — j’entends de l’amour et de la haine comme les comprennent Dieu, la femme et la bête, — il fera ce qui est dans son pouvoir et donnera ce qu’il peut. Mais on ne s’étonnera pas si ce n’est pas grand’chose, — s’il se montre justement ici faux, fragile, mou et incertain. Son amour est voulu, sa haine est artificielle, un pur tour de force, une petite ostentation, une légère exagération. Il n’est naturel que quand il peut être objectif: il ne reste « nature » et « naturel » que dans son totalisme serein. Son âme transparente qui se polit sans cesse ne peut plus affirmer, ne peut plus nier; il ne commande pas; il ne détruit pas non plus. Je ne méprise presque rien, dit-il avec Leibniz ! Qu’on remarque toute l’importance de ce presque. Il n’est pas non plus un modèle d’homme; il ne précède ni ne suit personne; il se tient, en général, trop loin pour avoir des raisons de prendre un parti entre le bien et le mal. Si on l’a si longtemps confondu avec le philosophe, avec l’homme violent et le créateur césarien de la culture, on lui a fait trop d’honneur et on n’a pas reconnu le fond de sa nature: c’est un instrument, une sorte d’esclave, à la vérité un esclave sublime en son genre, par lui-même il n’est rien — presque rien. L’homme objectif est un instrument, un instrument précieux pour mesurer, qui se dérange et se brise facilement, un miroir admirable qu’on doit garder avec soin et honorer, mais il n’est pas un but; il n’est ni une fin ni un commencement; il n’est pas un homme complémentaire en qui le reste de l’existence se justifie, il n’est pas une conclusion — et moins encore un début, une création, une cause première; rien n’existe en lui qui soit âpre, puissant, basé sur lui-même, rien qui veuille être maître. C’est plutôt un vase délicatement ouvré, aux contours subtils et mouvants qui doit attendre la venue d’un contenu quelconque pour se former d’après ce contenu. C’est d’ordinaire un homme sans teneur, un homme « sans essence propre ». Conséquemment une non-valeur pour la femme. Ceci entre parenthèses. —