Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-213]

Il est difficile d’apprendre ce que c’est qu’un...

Il est difficile d’apprendre ce que c’est qu’un philosophe, parce qu’on ne peut pas l’enseigner: il faut le « savoir » par expérience — ou avoir la fierté de l’ignorer. Mais aujourd’hui chacun parle de choses dont il ne peut avoir aucune expérience. Cela est malheureusement vrai, surtout pour ce qui en est des philosophes et des questions philosophiques. Un très petit nombre de gens connaît ces hommes et ces questions, peut les connaître et pour ce qui les concerne les opinions populaires sont toutes erronées. Par exemple, cette véritable affinité philosophique qui existe entre une spiritualité hardie, excessive, qui va presto et une rigueur, une nécessité dialectique qui ne fait point de faux pas, est inconnue par expérience au plus grand nombre des penseurs et des savants; ils ne peuvent donc y croire quand quelqu’un en parle devant eux. Ils se représentent toute nécessité comme une peine, comme une douloureuse contrainte d’aller de l’avant, et penser même passe chez eux pour quelque chose de lent, d’hésitant, presque comme une torture et assez souvent pour une chose « digne de la sueur des nobles », mais point du tout pour quelque chose de léger, de divin, qui est proche parent de la danse et de la pétulance ! « Penser » et prendre une chose « au sérieux » ou « pesamment », c’est tout un pour eux: ce n’est que de cette façon qu’ils l’ont « vécue ». — Les artistes possèdent peut-être ici un flair plus délicat: eux qui savent trop bien que c’est quand ils n’agissent plus volontairement, quand ils sont poussés par une impulsion nécessaire, que leur sentiment de liberté, de souplesse, de puissance, de création, de plénitude, leur sentiment de la forme arrive à son apogée, — bref que nécessité et « liberté du vouloir » se confondent alors chez eux. Il y a enfin un ordre déterminé d’états psychiques auquel correspond une hiérarchie des problèmes; et les plus hauts problèmes repoussent sans pitié tous ceux qui les approchent sans être prédestinés à leur solution par la hauteur et la puissance de leur spiritualité. À quoi cela sert-il, si ce sont des cerveaux universels et souples ou des intelligences de braves artisans ou d’empiriques, comme cela est si fréquent aujourd’hui, qui s’approchent de ces problèmes avec leur orgueil plébéien et se pressent en quelque sorte à cette « cour des cours » ! Mais des pieds grossiers ne doivent jamais se poser sur de semblables tapis, c’est ce qu’a prévu la loi primordiale des choses. Les portes restent fermées pour ces intrus, quand même ils s’y heurteraient et s’y briseraient la tête ! Il faut être né pour vivre dans tous les mondes supérieurs; plus exactement, il faut être discipliné pour eux. On ne possède de droits à la philosophie — dans son sens le plus large — que par grâce de naissance; les ancêtres, « la race » sont encore ici l’élément décisif. Beaucoup de générations doivent avoir préparé la naissance du philosophe; chacune de ses vertus doit avoir été acquise séparément, choyée, transmise, incarnée. Il faut connaître non seulement la marche hardie, légère, délicate et rapide de ses propres pensées, mais avant tout la disposition aux grandes responsabilités, la hauteur et la profondeur du regard impérieux, le sentiment d’être séparé de la foule, des devoirs et des vertus de la foule, la protection et la défense bienveillante de ce qui est mal compris et calomnié, que ce soit Dieu ou le diable; le penchant et l’habileté à la suprême justice, l’art du commandement, l’ampleur de la volonté, la lenteur du regard qui rarement admire, rarement se lève, et aime rarement… CHAPITRE SEPTIÈME NOS VERTUS