[JGB-241]
Nous autres « bons Européens», nous aussi nous avons des...
Nous autres « bons Européens», nous aussi nous avons des heures où nous nous permettons un patriotisme plein de courage, un bond et un retour à de vieilles amours et de vieilles étroitesses — je viens d’en donner une preuve, — des heures d’effervescence nationale, d’angoisse patriotique, des heures où bien d’autres sentiments antiques nous submergent. Des esprits plus lourds que nous mettront plus de temps à en finir de ce qui chez nous n’occupe que quelques heures et se passe en quelques heures: pour les uns, il faut la moitié d’une année, pour les autres la moitié d’une vie humaine, selon la rapidité de leurs facultés d’assimilation et de renouvellement. Je saurais même me figurer des races épaisses et hésitantes, qui, dans notre Europe hâtive, auraient besoin de demi-siècles pour surmonter de tels excès de patriotisme atavique et d’attachement à la glèbe, pour revenir à la raison, je veux dire au « bon européanisme », tandis que mon imagination s’étend sur cette possibilité, il m’arrive d’être témoin de la conversation de deux vieux « patriotes »: ils avaient évidemment tous deux l’oreille dure et n’en parlaient que plus haut: « Celui-là ne s’entend pas plus en philosophie que n’importe quel paysan ou qu’un étudiant de corporation — disait l’un d’eux; il est encore bien innocent. Mais qu’importe aujourd’hui ! nous sommes à l’époque des masses, les masses se prosternent devant tout ce qui se présente en masse, en politique comme ailleurs. Un homme d’État qui leur élève une nouvelle tour de Babel, un monstre quelconque d’Empire et de puissance, s’appelle « grand » pour eux: — qu’importe que nous autres, qui sommes plus prudents et plus réservés, nous n’abandonnions provisoirement pas encore la croyance ancienne que seule la grandeur de la pensée fait la grandeur d’une action ou d’une chose. Supposé qu’un homme d’État mette son peuple dans la situation de faire dorénavant de la « grande politique », ce à quoi il est, de nature, mal doué et mal préparé: il aurait alors besoin de sacrifier ses vieilles et sûres vertus pour l’amour de nouvelles médiocrités douteuses, — en admettant qu’un homme d’État condamne son peuple à faire la politique d’une façon générale, tandis que ce peuple avait jusqu’à présent mieux à faire et à penser et qu’au fond de son âme il ne pouvait se débarrasser du dégoût plein de méfiance que lui inspirait l’agitation, le vide, l’esprit bruyant et querelleur des peuples vraiment politiques: — en admettant qu’un tel homme d’État aiguillonne les passions et les convoitises latentes de son peuple, qu’il lui fasse un reproche de sa timidité d’hier et de son plaisir à rester spectateur, un crime de son exotisme et de son goût secret de l’infini, qu’il déprécie devant lui ses penchants les plus intimes, qu’il lui retourne sa conscience, qu’il rende son esprit étroit, son goût « national », — comment ! un homme d’État qui ferait tout cela, un homme dont un peuple devrait expier les fautes jusque dans l’avenir le plus lointain, en admettant qu’il ait un avenir, un tel homme serait grand? — Indubitablement ! lui répondit vivement l’autre vieux patriote: autrement il n’aurait pas pu faire ce qu’il a fait ! C’était peut-être fou de vouloir cela, mais peut-être que tout ce qui est grand a commencé par être fou ! — Quel abus des mots ! s’écria son interlocuteur: — fort ! fort ! fort et fou, mais pas grand ! » — Les deux vieux s’étaient visiblement échauffés en se jetant de la sorte leurs vérités à la tête. Mais moi, dans mon bonheur et dans mon au-delà, je me disais que bientôt de cette force triompherait une autre force; et aussi qu’il y a une compensation à l’aplatissement d’un peuple; c’est qu’un autre peuple devienne plus profond. —