Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-252]

Non certes, ils ne sont pas une race philosophique, ces...

Non certes, ils ne sont pas une race philosophique, ces Anglais. Bacon, c’est une attaque contre tout esprit philosophique; Hobbes, Hume et Locke sont, plus d’un siècle durant, un ravalement et un amoindrissement de l’idée même de « philosophie ». C’est contre Hume que se dressa Kant, et qu’il se haussa; c’est de Locke que Schelling put dire: « Je méprise Locke »; Hegel et Schopenhauer (sans parler de Gœthe) furent unanimes contre le mécanisme à l’anglaise qui fait de l’univers une machine stupide, — Hegel et Schopenhauer, ces deux hommes de génie, frères ennemis en philosophie, qui, attirés vers les pôles opposés de la pensée allemande, furent divisés et furent injustes l’un pour l’autre comme seuls des frères savent l’être. Ce qui manque aux Anglais et leur a toujours manqué, il le savait bien, ce rhéteur à demi comédien, ce brouillon dépourvu de goût que fut Carlyle, et ses grimaces convulsées n’eurent d’autre but que de masquer le défaut qu’il se connaissait, le manque de véritable puissance intellectuelle, de véritable profondeur d’intuition, le manque de philosophie. C’est un fait significatif, chez une race si dépourvue de philosophie, que son attachement obstiné au christianisme: il lui faut cette discipline pour la moraliser et l’humaniser. L’Anglais, plus morne, plus sensuel, plus énergique et plus brutal que l’Allemand, est, pour cette raison même qu’il est le plus grossier des deux, plus pieux que l’Allemand: c’est qu’il a plus encore que lui besoin du christianisme. Pour un odorat un peu subtil, il y a jusque dans ce christianisme anglais un parfum éminemment anglais de spleen et d’excès alcooliques; c’est précisément là contre qu’il est destiné à servir, poison plus délicat contre un poison grossier, et c’est fort bien fait: pour des peuples très grossiers, une intoxication délicate est déjà un progrès, un pas dans la voie de l’esprit. La pesanteur et la rusticité sérieuse des Anglais trouve, après tout, son déguisement, ou mieux son expression et sa traduction les plus supportables dans la gesticulation chrétienne, la prière et les psaumes, et peut-être, pour tout ce bétail d’ivrognes et de débauchés qui apprit jadis l’art des grognements moraux à la rude école du méthodisme, et qui l’apprend aujourd’hui à l’Armée du Salut, la crampe du repentir est-elle relativement le plus haut rendement « d’humanité » qu’on puisse en tirer: cela, je l’accorde volontiers. Mais ce qui est intolérable, même chez l’Anglais le plus perfectionné, c’est son manque de musique, pour parler au figuré (et aussi au propre); dans tous les mouvements de son âme et de son corps, il n’a ni mesure ni danse, il n’a pas même un désir de mesure et de danse, de musique. Écoutez-le parler: regardez marcher les plus belles Anglaises: il n’existe pas au monde de plus jolis canards ni de plus beaux cygnes; — enfin, écoutez-les chanter? Mais j’en demande trop ! — —