Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-40]

Tout ce qui est profond aime le masque

Tout ce qui est profond aime le masque. Les choses les plus profondes éprouvent même une certaine haine à l’égard des images et des symboles. Le contraste ne serait-il pas le meilleur déguisement que revêtirait la pudeur d’un dieu? C’est là une question digne d’être posée. Il serait singulier que quelque mystique n’eût pas essayé sur lui quelque chose de semblable. Il y a des phénomènes d’espèce si délicate qu’on fait bien de les étouffer sous une grossièreté pour les rendre méconnaissables. Il est des actions inspirées par l’amour et une générosité sans borne qu’il faut faire oublier en rossant à coups de bâtons celui qui en a été témoin. C’est une façon de troubler sa mémoire. Quelques-uns s’entendent à troubler leur propre mémoire, à la martyriser pour exercer une vengeance du moins sur cet unique complice. La pudeur est inventive. Ce ne sont pas les pires choses dont on a le plus honte ! Un masque cache souvent autre chose que de la perfidie. Il y a tant de bonté dans la ruse ! J’imaginerais facilement un homme qui, ayant à cacher quelque chose de précieux et de délicat, roulerait à travers la vie, gros et rond, tel un fût de vin solidement cerclé. Sa subtile pudeur exige qu’il en soit ainsi. Pour un homme doué d’une pudeur profonde, les destinées et les crises délicates choisissent des voies où presque personne n’a jamais passé, des voies que doivent même ignorer ses plus intimes confidents. Il se cache d’eux lorsque sa vie est en danger et aussi lorsqu’il a reconquis sa sécurité. Un tel homme caché qui, par instinct, a besoin, de la parole pour se taire et pour taire, inépuisable dans les moyens de voiler sa pensée, demande que ce soit un masque qui emplisse, à sa place, le cœur et l’esprit de ses amis, et il s’entend à encourager ce mirage. En admettant pourtant qu’il veuille être sincère, il s’apercevra un jour que, malgré tout, ce n’est qu’un masque que l’on connaît de lui et qu’il est bon qu’il en soit ainsi. Tout esprit profond a besoin d’un masque. Je dirai plus encore: autour de tout esprit profond grandit et se développe sans cesse un masque, grâce à l’interprétation toujours fausse, c’est-à-dire plate, de chacune de ses paroles, de chacune de ses démarches, du moindre signe de vie qu’il donne.