Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-58]

A-t-on observé combien l’oisiveté extérieure, ou une...

A-t-on observé combien l’oisiveté extérieure, ou une demi-oisiveté, est nécessaire à la vraie vie religieuse (autant au microscopique travail favori de l’examen de soi qu’à cette douce résignation qui s’appelle « prière » et qui est une attente per­pétuelle de la « venue de Dieu »), je veux dire cette oisiveté avec une bonne conscience que l’on pratique dès l’origine et par tradition, non sans un certain sentiment aristocratique qui insinue que le travail déshonore, c’est-à-dire qu’il rend le corps et l’âme vulgaires? A-t-on observé que, par con­séquent, l’activité laborieuse des temps modernes, cette activité bruyante et fière qui utilise bêtement chaque minute, prépare et dispose, mieux que tout le reste, à l’incrédulité? Parmi ceux qui vivent aujourd’hui, par exemple en Allemagne, à l’écart de la religion, il y a des hommes de « libre pensée », d’origines et d’espèces différentes, mais, avant tout, une majorité de ceux dont l’activité a fait disparaître, de génération en génération, les instincts religieux, de sorte qu’ils ne savent plus du tout à quoi servent les religions et qu’ils n’enregistrent plus qu’avec une sorte d’étonnement apa­thique leur présence dans le monde. Elles se trou­vent déjà bien assez absorbées, ces excellentes per­sonnes, soit par leurs affaires, soit par leurs plaisirs, pour ne point parler de la « patrie », de la lecture des journaux et des « devoirs de famille ». Il pa­raît qu’il ne leur reste plus du tout de temps pour la religion, encore qu’elles ne se rendent pas bien compte s’il s’agit là d’une nouvelle affaire ou d’un nouveau plaisir, car il est impossible, se disent-elles, qu’on aille à l’église, rien que pour se gâter la bonne humeur. Elles ne sont pas ennemies des coutumes religieuses. Si l’État exige, dans certains cas, leur participation à ces coutumes, elles font ce qui leur est demandé, comme on fait tant d’au­tres choses, — avec un sérieux patient et modeste, sans beaucoup de curiosité ou de déplaisir. Elles vivent beaucoup trop à l’écart et en dehors de tout cela, pour juger qu’il est nécessaire de se pronon­cer pour ou contre. La plupart des protestants alle­mands, dans les classes moyennes, font aujourd’hui partie de ces indifférents, soit qu’ils vivent dans les centres laborieux, industriels et commerciaux, soit qu’ils appartiennent au monde des savants et au personnel de l’université (exception faite des théologiens, dont l’existence et la possibilité donnent aux psychologues une énigme de plus en plus difficile à pénétrer). Parmi les hommes pieux, ou simplement favorables à l’Église, on se fait rarement une idée de ce qu’il faut de bonne volonté, on pour­rait dire d’arbitraire, pour qu’aujourd’hui un savant allemand prenne au sérieux le problème de la reli­gion; de par toute sa profession (et, comme je l’ai indiqué, de par son activité professionnelle, à quoi le contraint sa conscience moderne), il incline à une sérénité supérieure, presque bienveillante, à l’égard de la religion, une sérénité à laquelle se mêle parfois un léger mépris, à cause de la « mal­propreté d’esprit » qu’il suppose partout où l’on appartient encore à l’Église. Ce n’est qu’à l’aide de l’histoire (donc nullement par son expérience per­sonnelle) que le savant arrive à considérer les reli­gions avec une gravité respectueuse, à avoir pour elles certains égards ombrageux. Mais quand même il aurait élevé son sentiment pour la religion jus­qu’à de la reconnaissance, personnellement, il ne se serait pas rapproché d’un pas de ce qui subsiste encore sous le nom d’Église ou de piété, peut-être, au contraire, s’en serait-il éloigné. L’indiffé­rence pratique à l’égard des choses religieuses, au milieu de laquelle il naquit, où il fut élevé, se sublime généralement chez lui en circonspection et en propreté intellectuelle, lesquelles craignent le contact avec les hommes et les choses de la reli­gion. Et ce peut être précisément chez lui la pro­fondeur de sa tolérance et de son humanité qui lui fait éviter le subtil pis-aller que les habitudes de tolérance entraînent avec elles. — Chaque époque possède son genre particulier de naïveté divine, dont d’autres époques pourraient lui envier la découverte. Et quelle naïveté, quelle naïveté vénérable, enfantine et maladroite au delà de toutes les limites il y a dans cette prétention du savant à se croire supérieur, dans cette tolérance avec une bonne conscience, dans la certitude, simple et imperturbable, avec laquelle son instinct traite l’homme religieux, comme un type inférieur et de valeur moindre, qu’il a lui-même dépassé à tous les points de vue, — lui qui n’est qu’un petit nain prétentieux et populacier, ouvrier laborieux et appliqué, dans le domaine des « idées », des « idées modernes » !