Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-62]

Enfin, — pour montrer aussi la fâcheuse contre-partie de...

Enfin, — pour montrer aussi la fâcheuse contre-partie de ces religions et le danger inquiétant qu’el­les font courir — cela se paye toujours terriblement cher quand on ne garde pas les religions comme moyen de discipline et d’éducation dans la main des philosophes, mais quand on les laisse agir par elles-mêmes, souveraines, leur laissant la latitude de s’ériger en fins dernières, au lieu de rester des moyens, à côté d’autres moyens. Chez l’homme, comme chez toutes les autres espèces animales, se trouve un excédent d’individus manqués, malades, dégénérés, infirmes, qui souffrent nécessairement. Les cas de réussite sont toujours des exceptions, même chez l’homme, et surtout des exceptions rares, si l’on considère que l’homme est un animal dont les qualités ne sont pas encore fixées. Mais il y a pis encore. Plus un homme représente un type d’espèce supérieure, plus ses chances de réus­site deviennent minimes. Le hasard, la loi du non-sens dans l’économie humaine, apparaît le plus odieusement dans les ravages qu’il exerce sur les hommes supérieurs, dont les conditions vitales subtiles et multiples sont difficiles à évaluer. Or, quelle est l’attitude des deux religions, les plus grandes de toutes, à l’égard de ces déchets com­posés de cas manqués? Toutes deux cherchent à conserver, à maintenir dans la vie ce qui s’y laisse maintenir. Mieux encore, elles prennent même parti, par principe, pour les cas manqués, étant les religions de ceux qui souffrent, elles donnent raison à tous ceux qui pâtissent de la vie comme d’une maladie, et voudraient obtenir que tout autre sen­timent de la vie fût considéré comme faux et devînt impossible. Quelle que soit l’importance accor­dée à ce souci de ménagement et de conservation qui s’applique et s’appliquait encore au type supé­rieur de l’homme, jusqu’à présent presque toujours le type le plus souffrant, tout compte fait, ces deux religions, restées souveraines, sont une des princi­pales causes qui ont maintenu le type « homme » à un niveau inférieur. Elles renfermaient en germe trop de choses qui devaient périr. On leur doit des services inappréciables, et qui donc se sentirait animé d’une reconnaissance assez grande pour ne pas se trouver pauvre en face de ce que les « hommes spirituels » du christianisme ont fait jusqu’à présent pour l’Europe ! Et pourtant, quand elles donnaient des consolations à ceux qui souffrent, du courage aux opprimés et aux désespérés, un soutien et un appui aux irrésolus, quand elles atti­raient dans les cloîtres, ces maisons de correction de l’âme, les cœurs brisés et les esprits déchaînés, que leur restait-il à faire encore, pour travailler, en bonne conscience, et systématiquement, à la conservation de tout ce qui est malade et de tout ce qui souffre, c’est-à-dire, en fait et en cause, à l’altération de la race européenne? Renverser tou­tes les appréciations de valeurs, voilà ce qu’elles devaient faire ! Briser les forts, affadir les grandes espérances, rendre suspect le bonheur dans la beauté, abattre tout ce qui est souverain, viril, con­quérant et dominateur, écraser tous les instincts qui sont propres au type « homme » le plus élevé et le mieux réussi, pour y substituer l’incertitude, la misère de la conscience, la destruction de soi, transformer même tout l’amour des choses terres­tres et de la domination sur la terre en haine contre le monde d’ici-bas, — voilà la tâche que s’est imposée l’Église et elle devait se l’imposer jusqu’à ce qu’enfin, pour elle, « ascétisme », « vie spiri­tuelle », et « homme supérieur » se fussent fondus en un seul sentiment. En supposant que l’on con­sidère, avec l’œil railleur et indifférent d’un dieu épicurien, la comédie singulièrement douloureuse, en même temps grossière et subtile, que joue le christianisme européen, je crois que l’on serait pris d’un étonnement et d’un rire inextinguibles. Ne semble-t-il pas qu’une volonté ait dominé l’Europe pendant dix-huit siècles, la volonté de faire de l’homme un sublime avorton? Mais, celui qui s’approcherait, avec des aspirations contraires, non plus en épicurien, mais armé d’un marteau divin, de cette dégénérescence et de cette corruption presque despotiques de l’homme, telles qu’el­les nous apparaissent sous les traits de l’Européen chrétien (Pascal, par exemple), celui-là ne devrait-il-pas s’écrier avec colère, pitié et épouvante: « Ô maladroits, présomptueux maladroits, vous qui vous apitoyez ainsi, qu’avez-vous fait? Était-ce là une besogne pour vos mains? Comme vous avez endommagé et détérioré ma plus belle pierre ! Que vous êtes-vous permis? » — Je voulais dire que le christianisme a été jusqu’à présent la plus funeste des présomptions. Des hommes qui n’étaient pas assez hauts, pas assez durs pour oser façonner l’homme en artistes; des hommes qui n’étaient pas assez forts, pas assez prévoyants pour laisser agir, par une altière contrainte de soi, la loi primordiale de la dégénérescence et de l’anéantisse­ment sous ses faces multiples; des hommes qui n’étaient pas assez nobles pour voir la hiérarchie, la diversité profonde, l’abîme qui séparent l’homme de l’homme; de tels hommes ont conduit jusqu’à présent les destinées de l’Europe, avec leur principe de l’« égalité devant Dieu », jusqu’à ce qu’apparût enfin une espèce amoindrie, presque ridicule, une bête de troupeau, quelque chose de bonasse, de maladif et de médiocre, l’Européen d’aujourd’hui !… CHAPITRE QUATRIÈME MAXIMES ET INTERMÈDES