Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-111]

Origine du culte religieux

Si nous nous reportons dans les temps où la vie religieuse fleurissait le plus fort, nous trouvons une conviction fondamentale que nous ne partageons plus, et par là nous nous voyons une fois pour toutes fermées les portes de la vie religieuse: elle concerne la nature et les relations avecelle. On ne sait dans ces temps-là rien encore des lois naturelles; ni pour la terre ni pour le ciel il n’y a de nécessité; une saison, le lever du soleil, la pluie, peut venir ou bien aussi manquer. Il y a manque absolu detoute conception de causalité naturelle. Si l’on rame, ce n’est pas la rame qui meut le navire, mais ramer n’est qu’une cérémonie magique par laquelle on contraint un démon à mouvoir le vaisseau. Toutes les maladies, la mort elle-même, sont le résultat d’influences magiques. Il n’y a jamais, dans la maladie et la mort, de marche naturelle; l’idée de « développement naturel » manque entièrement; elle ne commence à paraître que chez les anciens Grecs, c’est à-dire dans une phase très tardive de l’humanité, dans la conception de la Moira qui irône au-dessus des dieux. Quand un homme tire de l’arc, il y a toujours près de lui une main et une force irrationnelles; les sources jaillissent-elles soudainement, on pense d’abord à des démons souterrains et à leurs artifices; ce doit être la flèche d’un dieu sous l’action invisible de laquelle un homme tombe tout d’un coup. Dans les Indes, un menuisier a coutume (selon Lubbock) d’offrir des sacrifices à son marteau, à sa hache et à ses autres outils; un brahmane traite de même le roseau dont il écrit, un soldat les armes qu’il emploie en campagne, un maçon sa truelle, un laboureur sa charrue. Toute la nature est, dans la conception d’hommes religieux, un total d’actes d’êtres conscients et voulants, un énorme composé de caprices. Il n’y a lieu, à l’égard de tout ce qui est hors de nous, à aucune conclusion que quelque chose sera de telle ou telle façon, doit arriver de telle ou telle façon; ce qu’il y a de presque sûr, ce qui est objet de calcul, c’est nous: l’homme est la règle, la nature l’absence de règle — cette proposition enferme la conviction fondamentale qui domine les antiques civilisations grossières, productrices en religion. Nous autres hommes d’à présent, nous sentons juste au rebours: plus l’homme se sent maintenant riche intérieurement, plus polyphone se fait la musique et le bruit de son âme, plus puissamment agit sur lui l’unité de la nature; nous reconnaissons tous avec Gœthe dans la nature le grand moyen d’équilibre pour les âmes modernes, nous entendons le battement de pendule de cette grande horloge avec une aspiration au repos, au recueillement et au calme, comme si nous pouvions nous imbiber de cette unité et par là seulement arriver à la jouissance de nous-mêmes. Autrefois c’était l’opposé: si nous songeons aux états grossiers et primitifs des peuples ou si nous voyons de près les sauvages actuels, nous les trouvons déterminés de la manière la plus forte par la loi, la tradition: l’individu y est lié presque automatiquement et se meut avec la régularité d’une pendule. Pour lui la nature — l’inconcevable, la terrible, la mystérieuse nature — doit apparaître comme l’empire de la liberté, de l’arbitraire, de la puissance supérieure, même absolument comme un degré de l’être au-dessus de l’homme, comme Dieu. Mais alors chaque individu, clans des temps et des états pareils, sent que son existence, son bonheur, celui de sa famille, de l’État, le succès de toutes les entreprises, dépendent de ces caprices de la nature: quelques phénomènes naturels doivent se produire en temps opportun, d’autres en temps opportun manquer. Comment exercer une influence sur ces effrayants inconnus, comment lier l’empire de la liberté? Voilà ce qu’on se demande, ce qu’on cherche anxieusement: n’y a-t-il donc pas de moyens de rendre ces puissances aussi réglées par une tradition et une loi, que tu es réglé toi-même? — La réflexion des hommes qui croient à la magie et au miracle aboutit à imposer une loi à la nature et, pour parler bref, le culte religieux est le résultat de cette réflexion. Le problème que ces hommes se proposent est, de la façon la plus étroite, apparenté à celui-ci: comment la race plus faible peut-elle dicter cependant des lois à la plus forte, la déterminer, diriger ses actions (à l’égard de la plus faible)? On pensera d’abord à la plus innocente espèce de contrainte, cette contrainte que l’on exerce quand on a gagné la sympathie de quelqu’un. Par des supplications et des prières, par la soumission, par l’obligation à des présents et des offrandes réguliers, par des célébrations flatteuses, il est donc aussi possible d’exercer une contrainte sur les puissances de la nature, étant donné qu’on se les est rendues sympathiques: l’amour enchaîne et est enchaîné. Alors on peut conclure des contrats, dans lesquels on s’oblige réciproquement à une conduite déterminée, on donne des gages et on échange des serments. Mais bien plus importante est une espèce de contrainte plus forte, par la magie et l’enchantement. De même que l’homme, avec l’aide de l’enchanteur, sait causer du dommage à un ennemi quoique plus fort, et le tient dans l’angoisse devant lui, de même que le philtre d’amour agit au loin, ainsi l’homme plus faible croit pouvoir déterminer aussi les esprits plus puissants de la nature. Le principal moyen d’enchantement est d’avoir en sa puissance quelque chose qui est la propriété de quelqu’un, des cheveux, des clous, quelque mets de sa table, voire même son image, son nom. Ainsi muni on peut procéder à l’enchantement; car la supposition fondamentale est: à tout être spirituel appartient quelque chose de corporel; par son aide on est capable d’enchaîner l’esprit, de lui faire tort, de l’anéantir; l’élément corporel donne la prise avec laquelle on peut saisir le spirituel. De même donc que l’homme influence l’homme, de même il influence aussi un esprit de la nature quelconque; car celui-ci aussi a son élément corporel, par où il est à saisir. L’arbre et, comparé avec lui, le germe dont il est sorti, — ce parallèle énigmatique semble prouver que dans l’une et l’autre forme un seul et même esprit s’est incorporé, tantôt petit, tantôt grand. Une pierre qui roule soudain est le corps dans lequel agit un esprit; si sur une plaine isolée se trouve un bloc énorme, il paraît impossible de penser à une force humaine qui l’aurait transporté là, c’est donc la pierre qui s’est amenée de son mouvement propre, autrement dit: il fautqu’elle donne asile à un esprit. Tout ce qui a un corps est accessible à l’enchantement, partant aussi les esprits de la nature. Si un dieu est directement lié à son image, on peut donc aussi exercer contre lui une contrainte tout à fait directe (en refusant de le nourrir par les sacrifices, en le flagellant, en le mettant aux liens, etc.). Les petites gens en Chine, pour arracher la faveur de leur dieu qui leur fait défaut, attachent avec des chaînes l’image de celui qui les a abandonnés, la mettent en pièces, la traînent par les rues à travers les amas de fumier et d’ordures. « Chien d’esprit, disent-ils, nous t’avons fait habiter un temple magnifique, nous t’avons joliment doré, nous t’avons bien engraissé, nous t’avons offert les sacrifices, et cependant tu es si ingrat. » De pareilles mesures de rigueur contre des images de saints et de la Mère de Dieu, quand ils ne voulaient pas faire leur devoir, en temps par exemple de peste et de sécheresse, se sont produites encore pendant ce siècle dans des pays catholiques. Toutes ces relations magiques avec la nature donnent naissance à d’innombrables cérémonies; et enfin, quand le brouillamini en est devenu trop grand, on s’efforce de les ordonner, de les systématiser, de façon que l’on croit s’assurer la marche favorable de tout le cours de la nature, notamment de la grande révolution annuelle, parla marche correspondante d’un système de procédure. Le sens du culte religieux est de déterminer et d’enrôler la nature au profit de l’homme, par conséquent de lui imprimer un caractère de légalité qu’elle n’a pas d’avance, au lieu qu’à l’époque actuelle c’est la légalité de la nature qu’on veut connaître pour pénétrer en elle. Bref, le culte religieux repose sur les idées d’enchantement d’homme à homme; et l’enchanteur est plus ancien que le prêtre. Mais il repose aussi sur d’autres idées plus nettes; il suppose les relations sympathiques d’homme à homme, l’existence de la bienveillance, de la reconnaissance, de l’audience accordée aux suppliants, des contrats entre ennemis, du prêt des garanties, du droit à la protection de la propriété. L’homme, même à des degrés très inférieurs de civilisation, n’est pas vis-à-vis de la nature dans la situation d’un faible esclave, il n’en est pas nécessairement le serviteur passif: au degré grec de religion, principalement dans les rapports avec les dieux olympiens, on doit même penser à l’existence commune de deux castes, l’une plus noble, plus puissante, et l’autre moins noble; mais toutes deux s’appartiennent en quelque sorte par leur origine et sont d’une seule espèce, elles n’ont pas à rougir l’une de l’autre. Là est la noblesse de la religiosité grecque.