Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-13]

Logique du rêve

Dans le sommeil, notre système nerveux est continuellement mis en excitation par de multiples causes intérieures; presque tous les organes se séparent et sont en activité, le sang accomplit son impétueuse révolution, la position du dormeur comprime certains membres, ses couvertures influencent la sensation de diverses façons, l’estomac digère et agite par ses mouvements d’autres organes, les intestins se tordent, la situation de la tête entraîne des états musculaires inusités, les pieds, sans chaussure, ne foulant pas le sol de leurs plantes, occasionnent le sentiment de l’inaccoutumé, tout comme l’habillement différent de tout le corps — tout cela, selon son changement, son degré quotidien, émeut par son caractère extraordinaire tout le système jusqu’à la fonction du cerveau: et ainsi il y a cent motifs pour l’esprit de s’étonner, de chercher les raisons de cette émotion: mais le rêve est la recherche et la représentation des causes des impressions ainsi éveillées, c’est-à-dire des causes supposées. Celui qui par exemple entoure ses pieds de deux bandes peut rêver que deux serpents entourent ses pieds de leurs replis: c’est d’abord une hypothèse, puis une croyance, accompagnée d’une représentation et d’une invention de forme: « Ces serpents doivent être la causa de cette impression que j’ai, moi, le dormant », — ainsi juge l’esprit du dormeur. Le passé prochain ainsi trouve par raisonnement lui est rendu présent par l’imagination excitée. Ainsi chacun sait par expérience avec quelle rapidité l’homme qui rêve introduit un son fort qui lui parvient, par exemple des glas de cloches, des coups de canon, dans la trame de son rêve, c’est-à-dire en tire l’explication à rebours, si bien qu’il pense éprouver d’abord les circonstances occasionnelles, puis ce son. — Mais comment se fait-il que l’esprit des rêveurs frappe ainsi toujours à faux, tandis que le même esprit, dans la veille, a coutume d’être si réservé, si prudent et si sceptique à l’égard des hypothèses? au point que la première hypothèse venue pour l’explication d’une sensation suffit pour croire incontinent à sa vérité? (car nous croyons dans le rêve au rêve, comme si c’était une réalité, c’est-à-dire que nous tenons notre hypothèse pour complètement démontrée). — Je pense: que, comme maintenant encore l’homme conclut en rêve, l’humanité concluait aussi dans la veille durant bien des milliers d’années: la première causa qui se présentait, à l’esprit pour expliquer quelque chose qui avait besoin d’explication lui suffisait et passait pour vérité. (C’est ce que font encore aujourd’hui les sauvages, d’après les récits des voyageurs.) Dans le rêve continue à agir en nous ce type très ancien d’humanité, parce qu’il est le fondement sur lequel la raison supérieure s’est développée et se développe encore dans chaque homme: le rêve nous reporte dans de lointains états de la civilisation humaine et nous met en main un moyen de les comprendre. Si penser en rêve nous devient aujourd’hui si facile, c’est que précisément, dans d’immenses périodes de l’évolution de l’humanité, nous avons été si bien dressés à cette forme d’explication fantaisiste et bon marché par la première idée venue. Ainsi le rêve est une récréation pour le cerveau, qui, dans le jour, doit satisfaire aux sévères exigences de la pensée, telles qu’elles sont établies par la civilisation supérieure. — Il y a un phénomène parent, que nous pouvons encore prendre en considération dans l’intelligence éveillée, comme portique et vestibule du rêve. Si nous fermons les yeux, le cerveau produit une foule d’impressions de lumière et de couleur, vraisemblablement comme une espèce de résonance et d’écho de tous ces effets lumineux qui, au jour, agissent sur lui. Mais de plus l’intelligence (de concert avec l’imagination) élabore aussitôt ces jeux de couleur, en soi sans formes, en figures déterminées, personnages, paysages, groupes animés. Le phénomène particulier qui accompagne ce fait est encore une espèce de conclusion de l’effet à la cause: tandis que l’esprit demande d’où viennent ces impressions de lumière et ces couleurs, il suppose comme causes ces figures, ces personnages; ils jouent pour lui le rôle d’occasion de ces couleurs et de ces lumières, parce que, au jour, les yeux ouverts, il est habitué à trouver pour chaque couleur, pour chaque impression de lumière, une cause occasionnelle. Ici donc l’imagination lui fournit constamment des images en les empruntant pour les produire aux impressions visuelles du jour, et c’est justement ainsi que fait l’imagination en rêve: — cela veut dire que la cause prétendue est conclue de l’effet et présupposée après l’effet: tout cela avec une extraordinaire rapidité, si bien qu’ici comme en face du prestidigitateur il peut naître une confusion du jugement, et qu’une succession peut s’interpréter comme quelque chose de simultané, voire comme une succession dans un ordre contraire. — Nous pouvons déduire de ces phénomènes combien tardivement la pensée logique un peu précise, la recherche sévère de cause et effet a été développée, si nos fonctions rationnelles et intellectuelles, maintenant encore, se reprennent aux formes primitives de raisonnement et si nous vivons environ la moitié de notre vie dans cet état. — Le poète aussi, l’artiste, suppose à ses états des causes qui ne sont pas du tout les vraies; il se souvient en cela de l’humanité antérieure et peut nous aider à la comprendre.