Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-132]

Du besoin de rédemption chrétien

Par un examen attentif, il doit être possible de trouver au phénomène de l’âme d’un chrétien qu’on appelle le besoin de rédemption, une explication qui soit libre de mythologie: par conséquent purement psychologique. Jusqu’ici, à la vérité, les explications psychologiques des états et des phénomènes religieux ont été dans quelque décri, parce qu’une théologie soi-disant libre menait sur ce domaine son existence stérile: car il y avait chez elle à l’avance, comme on peut le conjecturer d’après l’esprit de son fondateur, Schleiermacher, le dessein arrêté de maintenir la religion chrétienne et de faire subsister la théologie chrétienne; laquelle, disait-on, devait gagner aux analyses psychologiques des « faits » religieux un nouveau fond et avant tout une nouvelle occupation. Sans nous laisser égarer par de pareils devanciers, nous hasardons l’explication suivante du phénomène en question. L’homme a conscience de certaines actions qui sont au bas de l’échelle habituelle des actions, même il découvre en lui un penchant à des actions de ce genre, qui lui paraît presque aussi immuable que tout son être. Qu’il aimerait à s’essayer dans cette autre sorte d’actions, qui sont reconnues dans l’estime générale pour les plus hautes et les plus grandes, qu’il aimerait à se sentir plein de la bonne conscience que doit donner une pensée désintéressée ! Mais, par malheur, il en reste à ce vœu: le mécontentement de ne pouvoir le satisfaire s’ajoute à toutes les autres sortes de mécontentements qu’ont éveillées en lui son lot d’existence ou les conséquences de ces actions, dites mauvaises; en sorte qu’il s’ensuit un profond malaise, où l’on cherche du regard un médecin, qui serait capable de supprimer cette cause et toutes les autres. — Cette situation ne serait pas ressentie avec tant d’amertume si l’homme ne se comparait qu’avec d’autres hommes impartialement: alors certes il n’aurait pas de raison d’être spécialement mécontent de soi, il porterait simplement sa part du fardeau général de mécontentement et d’imperfection humaine. Mais il se compare avec un être, censé capable seulement de ces actions appelées non égoïstes, et vivant dans la conscience perpétuelle d’une pensée désintéressée, avec Dieu; c’est parce qu’il se regarde en ce clair miroir que son être lui apparaît si sombre, si bizarrement défiguré. Ensuite il est anxieux en pensant à ce même être, attendu qu’il flotte devant son imagination comme une justice punissante: dans tous les détails possibles de la vie, grands et petits, il croit reconnaître son courroux, ses menaces, même sentir par avance les coups de fouet de ses juges et de ses bourreaux. Oui le secourra dans ce danger, qui, par la perspective d’une incommensurable durée de la peine, surpasse en cruauté tous les autres effrois de l’imagination?