Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-138]

L’homme n’est pas à toute heure également moral, c’est...

L’homme n’est pas à toute heure également moral, c’est chose connut, si l’on juge sa moralité selon la capacité de détachement, de renoncement à soi-même qui mènent au grand sacrifice (lequel, persistant et tourné en habitude, s’appelle sainteté), c’est dans la passion qu’il est le plus moral; l’émotion supérieure lui offre des mobiles tout nouveaux, desquels, calme et de sang-froid comme d’ordinaire, il ne se croirait peut-être jamais capable. Comment cela arrive-t-il? Vraisemblablement par la proche parenté de tout ce qui est grand et détermine de fortes émotions; une fois l’homme porté à une excitation extraordinaire, il peut se déterminer aussi bien à une vengeance effroyable qu’à un effroyable anéantissement de son besoin de vengeance. Ce qu’il veut, sous l’influence de la violente émotion, c’est toujours le grand, le violent, le monstrueux, et remarque-t-il par hasard que le sacrifice de soi-même lui donne autant ou plus encore de satisfaction que le sacrifice d’autrui, il choisit celui-là. Proprement, il ne s’agit donc pour lui que de décharger son émotion; alors il peut, pour soulager son excitation, embrasser les épieux des ennemis et les ensevelir dans sa poitrine. Ce fait que, dans le renoncement à soi-même, et non pas seulement dans la vengeance, il y a quelque grandeur, n’a dû être appris à l’humanité que par une longue accoutumance; une divinité qui s’offre elle-même en sacrifice fut le symbole le plus fort, le plus efficace de cette sorte de grandeur. C’est comme la victoire sur l’ennemi le plus difficile à vaincre, comme le soudain assujettissement d’une passion — c’est comme tel qu’apparaît ce renoncement: et c’est ainsi qu’il passe pour le comble de la moralité. En réalité, il s’agit là de la confusion d’une idée avec l’autre, la conscience gardant sa même élévation, son même équilibre. Des hommes de sang-froid, en repos à l’égard de la passion, ne comprennent plus la moralité de ces moments-là, mais l’admiration de tous ceux qui les ont vécus en même temps leur prête un appui; l’orgueil est leur consolation, lorsque la passion et l’intelligence de leur acte s’affaiblissent. Ainsi: au fond, même ces actes de renoncement à soi-même ne sont pas non plus moraux, en tant qu’ils ne sont pas expressément accomplis en vue d’autrui; il vaut mieux dire qu’autrui ne donne au cœur surexcité qu’une occasion de se soulager par ce renoncement.