Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-157]

Les souffrances du génie et leur valeur

Le génie artistique veut donner une jouissance, mais s’il se tient à un degré très haut, il lui manque facilement ceux qui pourraient la prendre; il offre des mets, mais on n’en veut pas. Cela lui donne un pathétique, selon les circonstances, ridicule et touchant; car au fond il n’a aucun droit de forcer les hommes à goûter le plaisir. Son fifre résonne, mais personne ne veut danser, cela peut-il être tragique? Peut-être, après tout. — Enfin il a pour compensation de cette privation plus de plaisir à créer que le reste des hommes n’en a dans tous les autres genres d’activité. On reçoit de ses souffrances un sentiment excessif, parce que sa plainte est plus haute, sa bouche plus éloquente; et parfois ses souffrances sont réellement trop grandes, mais seulement parce que son ambition, son envié sont trop grandes. Le génie savant, comme Kepler et Spinoza, n’est pas à l’ordinaire aussi exigeant et ne met pas ses souffrances et ses privations, en réalité plus grandes, en un tel relief. Il a le droit de compter avec plus d’assurance sur la postérité et de rejeter le présent; tandis qu’un artiste qui fait de même joue toujours un jeu désespéré, où son cœur doit souffrir. Dans des cas tout à fait rares — alors que dans le même individu se combinent le génie de produire et de connaître et le génie moral — vient s’ajouter aux dites douleurs cette sorte de douleurs encore qui doivent être regardées comme les exceptions les plus singulières du monde: les sentiments extra et supra-personnels qui s’appliquent à un peuple, à l’humanité, à l’ensemble de la civilisation, à tout être souffrant: lesquelles tirent leur valeur de l’union avec des connaissances particulièrement pénibles et abstruses (la pitié de soi a peu de valeur). — Mais quelle mesure, quelle balance d’essai y a-t-il pour leur authenticité? N’est-il pas presque commandé d’être défiant envers tous ceux qui parlent dé sentiments de cette n’ature chez eux-mêmes?