Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-208]

Le livre devient presque un homme

C’est pour tout écrivain une surprise toujours neuve que son livre, dès qu’il s’est séparé de lui, continue à vivre lui-même d’une vie propre; cela le fâche comme si une partie d’un insecte se séparait et s’en allait désormais suivre son propre chemin. Peut-être l’oubliera-t-il presque entièrement, peut-être s’élèvera-t-il au-dessus des conceptions qu’il y a déposées, peut-être même ne l’entendra-t-il plus et au-ra-t-il perdu cet essor dont il volait lorsqu’il concevait ce livre: cependant le livre se cherche, des lecteurs, enflamme des existences, donne du bonheur, de l’effroi, produit de nouvelles œuvres, devient l’âme de principes et d’actions — bref: il vit comme un être pourvu d’esprit et d’âme, et pourtant ce n’est pas un homme. — Le lot le plus heureux est échu à l’auteur quand, vieillard, il peut dire que tout ce qu’il y avait en lui d’idées et de sentiments créateurs de vie, fortifiants, édifiants, éclairants, vit encore dans ses ouvrages, et que lui- même n’est plus que la cendre grise, tandis que le feu a été conservé et propagé partout. — Or si l’on considère que toute action d’un homme, et non pas seulement un livre, devient en quelque matière l’occasiond’autresactions, de décisions, dépensées, que tout ce qui se fait se noue indissolublement à tout ce qui se fera, on reconnaîtra la véritable immortalité qui existe, celle du mouvement: ce qui a été une fois mis en mouvement est dans la chaîne totale de tout l’être, comme un insecte clans l’ambre, enfermé et éternisé.