Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-250]

Manières

Les bonnes manières disparaissent à mesure que l’influence de la cour et d’une aristocratie fermée perd du terrain: on peut observer clairement cette décroissance de siècle en siècle, si l’on a des yeux pour les actes publics: le fait est qu’ils deviennent visiblement de plus en plus populaciers. Personne ne sait plus rendre hommage et flatter d’une façon spirituelle; de là provient ce fait ridicule, que dans des cas où l’on doit présentement offrir des hommages (par exemple à un grand homme d’État ou à un grand artiste) on emprunte le langage du sentiment le plus profond, du loyalisme fidèle et respectueux, — par embarras, défaut d’esprit et de grâce. Aussi la rencontre publique et solennelle des hommes paraît-elle toujours plus maladroite, mais plus sincère et plus honnête, sans l’être. — Mais faut-il croire qu’il y aura sans cesse décadence dans les manières? Il me semble plutôt que les manières décrivent une courbe profonde et que nous approchons de son point le plus bas. Pour peu que la société se trouve plus assurée de ses desseins et de ses principes, en sorte que ceux-ci pourront exercer une influence éducatrice (tandis que maintenant les manières apprises suivant le moule de circonstances antérieures sont de plus en plus faiblement transmises par hérédité et éducation), il y aura dans les relations des manières, dans la société des gestes et des expressions, qui devront naturellement paraître aussi nécessaires et aussi simples que le seront ces desseins et ces principes. La division meilleure du temps et du travail, l’exercice gymnastique transformé pour accompagner tout beau loisir, la réflexion accrue et devenue plus stricte, donnant au corps lui-même de l’habileté et de la souplesse, amèneront tout cela avec soi. — Il est vrai qu’à ce propos, on pourrait penser avec quelque ironie à nos savants, en se demandant si eux, qui veulent pourtant être les précurseurs de la civilisation nouvelle, se distinguent en fuit par de meilleures manières? Ce n’est sans doute pas le cas, bien que leur esprit puisse avoir bonne volonté pour cela: mais leur chair est faible. Le passé de la civilisation est trop puissant encore dans leurs muscles: ils sont encore dans une situation peu libre et sont à moitié ecclésiastiques laïques, à moitié précepteurs dépendants de gens et de classes nobles, et en outre, par pédanterie de science, par de sottes méthodes surannées, rabougris et momifiés. Ils sont ainsi, au moins de corps, et souvent aussi pour les trois quarts de leur esprit, toujours les courtisans d’une civilisation vieillie, même décrépite, et comme tels décrépits eux-mêmes; l’esprit nouveau, qui parfois bruit dans ces vieux bâtiments, ne sert pendant un temps qu’à les rendre plus incertains et plus inquiets. En eux rôdent aussi bien les fantômes du passé que les fantômes de l’avenir; quoi d’étonnant si alors ils ne font pas toujours la meilleure mine, s’ils n’ont pas l’attitude la plus plaisante?