Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-292]

En avant

Et ainsi, en avant sur la voie de la sagesse, d’un bon pas, en bonne confiance ! En quelque condition que tu sois, sers-toi toi-même de source d’expérience ! Jette l’amertume par-dessus bord en ton être, pardonne-toi ton propre Moi, car en tout cas tu as en toi une échelle à cent degrés, sur lesquels tu peux monter à la connaissance. Le siècle où tu souffres d’être jeté t’estime heureux de ce bonheur; il te crie que tu as encore part à des expériences dont les hommes des temps futurs devront peut-être se passer. Ne fais point fi d’avoir été encore religieux; pénètre bien comme tu as eu encore un légitime accès à l’art. Ne peux-tu pas justement à l’aide de ces expériences suivre avec une intelligence plus complète d’immenses étapes de l’humanité antérieure? N’est-ce pas justement sur ce terrain qui parfois le déplaît tant, sur le terrain de la pensée trouble, que sont poussés les plus beaux fruits de la vieille civilisation? Il faut avoir aimé la religion et l’art comme on aime une mère et une nourrice — autrement on ne peut devenir sage. Mais il faut porter ses regards au delà, savoir grandir au-dessus; si l’on reste dans leur suzeraineté, on ne les comprend pas. De même, il faut t’être familiarisé avec les études historiques et le jeu prudent de la balance: « d’un côté — de l’autre. » Fais un voyage rétrospectif, cheminant dans les vestiges où l’humanité a marqué sa longue marche douloureuse à travers le désert du passé: c’est ainsi que tu apprendras le plus sûrement dans quelle direction toute l’humanité future n’a plus la possibilité ni le droit d’aller. Et cependant que tu cherches de toutes tes forces à découvrir par avance comment le nœud de l’avenir est encore serré, ta propre vie prend la valeur d’un instrument et d’un moyen de connaissance. Il dépend de toi que tous les traits de ta vie: tes essais, tes erreurs, tes fautes, tes iIlusions, tes souffrances, ton amour et ton espoir entrent sans exception dans ton dessein. Ce dessein est de devenir toi-même une chaîne nécessaire d’anneaux de la civilisation et de conclure de cette nécessité à la nécessité dans la marche de la civilisation universelle. Quand ton regard aura pris assez de force pourvoir le fond dans la fontaine sombre de ton être et de tes connaissances, peut-être aussi, dans ce miroir, les constellations lointaines des civilisations de l’avenir te deviendront visibles. Crois-tu qu’une telle vie avec un tel dessein soit trop pénible, trop dénuée de tous agréments? C’est que tu n’as pas encore appris qu’il n’est pas de miel plus doux que celui de la connaissance, et que les nuées d’affliction qui planent doivent encore te servir de mamelle, où tu puiseras le lait pour ton rafraîchissement. Vienne l’âge, alors seulement tu verras bien comment tu as écouté la voix de la nature, de cette nature qui gouverne l’univers par le plaisir: la même vie qui aboutit à la vieillesse, aboutit aussi àla sagesse, joie constante de l’esprit dans cette douce lumière du soleil; l’une et l’autre vieillesse et sagesse, l’arrivent sur un même versant de la vie: ainsi l’a voulu la nature. Alors il est temps sans qu’il y ait lieu de s’indigner, que le brouillard de la mort s’approche. Vers la lumière — ton dernier mouvement; un hourra de connaissance — ton dernier cri.