Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-472]

Religion et gouvernement

Tant que l’État, ou, plus clairement, le gouvernement se sent établi tuteur au profit d’une masse mineure et se pose, à cause d’elle, la question de savoir si la religion est à maintenir ou à mettre de côté: il est extrêmement probable qu’il se déterminera toujours pour le maintien de la religion. Car la religion apaise la conscience individuelle dans les temps de perte, de disette, de terreur, de métiance, par conséquent, là où le gouvernement se sent hors d’état de faire directement quoi que ce soit pour l’adoucissement des souffrances morales de l’homme privé: il y a plus, même dans les maux généraux inévitables et surtout inéluctables (famines, crises pécuniaires, guerres), la religion assure une attitude de la masse tranquille, expectative, confiante. Partout où les lacunes nécessaires ou occasionnelles du gouvernement ou bien les dangereuses conséquences d’intérêts dynastiques se font sentir à l’homme intelligent et le disposent à la rébellion, les inintelligents croient voir le doigt de Dieu et se soumettent avec patience aux arrangements d’en haut (conception dans laquelle se confondent d’ordinaire les façons de gouverner divines et humaines): ainsi la paix civile intérieure et la continuité de l’évolution se trouvent garanties. La puissance qui réside clans l’unité du sentiment populaire, dans des opinions et des fins égales pour tous, est protégée et scellée par la religion, hormis les rares cas où un clergé ne s’accorde pas sur le prix et entre en lutte avec la force gouvernementale. Pour l’ordinaire, l’État saura se concilier les prêtres, parce qu’il a besoin de leur éducation des âmes toute privée et cachée, et parce qu’il sait apprécier des serviteurs qui, apparemment et extérieurement, représentent un intérêt tout autre. Sans l’aide des prêtres, aucun pouvoir, maintenant encore, ne peut devenir « légitime »: comme Napoléon le comprit. — Ainsi gouvernement absolu tutélaire et maintien vigilant de la religion vont nécessairement de compagnie. En outre, il faut poser en principe que le personnel et les classes dirigeants sont édifiés sur l’utilité que leur assure la religion et par là, jusqu’à un certain point, se sentent supérieurs à elle, en tant qu’ils l’emploient comme moyen: aussi est-ce là que la liberté de pensée a son origine. — Mais quoi? si une tout autre conception de l’idée de gouvernement, telle qu’elle est enseignée dans les Élats démocratiques, commence à se répandre? si l’on ne voit en lui que l’instrument de la volonté du peuple, non pas une supériorité en comparaison d’une infériorité, mais exclusivement une fonction du souverain unique, du peuple? En ce cas, le gouvernement ne peut prendre à l’égard de la religion que la position même que prend le peuple; toute diffusion des lumières devra avoir sa résonance jusque dans ses représentants, une utilisation et une exploitation des impulsions et des consolations religieuses en vue de buts politiques ne sera pas aisément possible (à moins que des chefs de parti puissants n’exercent de temps en temps une influence semblable en apparence à celle du despotisme éclairé). Mais quand l’État ne pourra plus tirer lui-même d’utilité de la religion ou que le peuple aura sur les choses religieuses trop d’opinions diverses pour qu’il soit possible au gouvernement de garder dans les mesures concernant la religion une conduite identique et uniforme, — le remède qui apparaîtra nécessairement sera de traiter la religion comme une affaire privée et de s’en rapportera la conscience et à l’habitude de chacun. La conséquence en sera tout d’abord que le sentiment religieux paraîtra fortifié, en ce sens que des excitations cachées et opprimées, auxquelles l’État, volontairement ou à son insu, ne fournissait pas l’air vital, feront alors explosion et se dilateront jusqu’à l’extrême; plus tard il sera démontré que la religion fourmille de sectes et que l’on a semé à profusion les dents du dragon dans l’instant qu’on faisait de la religion une affaire privée. Le spectacle de la lutte, la révélation hostile de toutes les faiblesses des doctrines religieuses ne permettra plus enfin qu’un remède, c’est que les meilleurs et mieux doués fassent leur affaire privée de l’irréligion: surtout que cet état d’esprit dominera alors dans l’esprit même du personnel gouvernant et, presque en dépit de leur volonté, donnera aux mesures qu’il prendra un caractère anti-religieux. Dès que cela se produira, la tendance des hommes encore animés de sentiments religieux, qui auparavant adoraient l’État comme quelque chose de sacré à demi ou tout à fait, se changera en une tendance décidément hostile à l’État; ils abhorreront les mesures du gouvernement, chercheront à l’arrêter, à le traverser, à l’inquiéter, clans la mesure de leur pouvoir, et entraîneront ainsi, par la chaleur de leur opposition, les partis contraires, les irréligieux, à entrer dans un enthousiasme quasi-fanatique pour l’État; à quoi viendra s’ajouter ce motif secret, que, dans ces partis, les cœurs sentiront un vide depuis leur rupture avec la religion et chercheront en attendant à se créèr un succédané, une sorte de bouche-trou, par le dévouement à l’État. À la suite de ces luttes de transition, peut-être de longue durée, la question se décidera enfin si les partis religieux sont assez forts pour revenir à un état ancien et faire machine arrière; en ce cas, c’est inévitablement le despotisme éclairé (peut-être moins éclairé et plus timide qu’auparavant) qui prendra l’État en main, — ou bien si les partis irréligieux prendront le dessus et alors supprimeront, et finalement rendront impossible la reproduction de leurs adversaires après quelques générations, sans doute par l’école et l’éducation. Mais alors, chez eux aussi, diminuera cet enthousiasme pour l’État: il apparaîtra de plus en plus clairement qu’avec cette adoration religieuse pour laquelle il est un mystère, une institution surnaturelle, ont été ébranlés aussi le respect et la pitié dans les rapports avec lui. Par la suite les individus n’en regarderont plus que le côté où il peut leur être utile ou nuisible, et s’appliqueront par tous les moyens à prendre sur lui de l’influence. Seulement cette concurrence deviendra bientôt, trop grande, les hommes et les partis varieront trop vite, se précipiteront trop férocement les uns les autres jusqu’au bas de la montagne, à peine parvenus à son sommet. À toutes les mesures qui seront exécutées par un tel gouvernement fera défaut leur garantie de durée; on reculera devant des entreprises qui devraient avoir durant des dizaines, des centaines d’années, une croissance paisible pour avoir le temps de mûrir leurs fruits. Personne ne ressentira plus à l’égard d’une loi d’autre devoir que de s’incliner momentanément devant la force qui a porté cette loi: mais aussitôt on entreprendra de la saper par une force nouvelle, une nouvelle majorité à former. À la fin, — on peut le déclarer avec assurance, — la défiance envers tout gouvernement, l’intelligence de ce qu’ont d’inutile et d’exténuant ces luttes à courte haleine, devront porter les hommes à une résolution toute neuve: à la suppression de l’opposition « privée et publique ». Les sociétés privées tireront à elles pas à pas les affaires d’État: même la pièce la plus solide qui restera du vieux travail de gouvernement (cette fonction, par exemple, qui doit garantir les particuliers contre les particuliers) sera finalement un jour assurée par des entrepreneurs privés. Le décri, la décadence et la mort de l’État, l’affranchissement de la personne privée (je n’ai garde de dire: de l’individu) est la conséquence de l’idée démocratique del’État; en cela consiste sa mission. Une fois accomplie sa tâche — qui comme toute chose humaine porte en son sein beaucoup de raison et de déraison, — une fois vaincus tous les retours de l’ancienne maladie, un nouveau feuillet se déroulera dans le fablier de l’humanité, sur lequel on lira toutes sortes d’histoires étranges et peut-être aussi quelques bonnes choses. — Pour redire brièvement ce qui vient d’être dit: l’intérêt du gouvernement tutélaire et l’intérêt de la religion marchent la main dans la main, en sorte que si celle-ci commence à périr, le fondement de l’État sera aussi ébranlé. La croyance à un ordre divin des choses politiques, à un mystère dans l’existence-de l’État, est d’origine religieuse: la religion disparaît-elle, l’État perdra inévitablement son antique voile d’Isis et n’éveillera plus le respect. La souveraineté du peuple, vue de près, servira à faire évanouir jusqu’à la magie et la superstition dernière dans le domaine de ces sentiments; la démocratie moderne est la forme historique de la décadence de l’État. — La perspective qu’ouvre cette décadence certaine n’est pas d’ailleurs à tous égards malheureuse: l’habileté et l’intérêt des hommes sont de toutes leurs qualités les mieux formées; quand l’État ne répondra plus aux exigences de ces forces, ce ne sera pas le moins du monde le chaos qui lui succédera, mais une invention mieux appropriée encore que n’était l’État triomphera de l’État. De même que l’humanité a déjà vu périr bien des puissances organisatrices: — par exemple celles de la communauté de race, laquelle fut pendant des milliers d’années beaucoup plus puissante que celle de la famille, qui même très longtemps avant l’existence de celle-ci s’exerçait et commandait déjà. Nous voyons nous-mêmes l’importante idée du droit et du pouvoir de la famille, autrefois dominante dans toute l’étendue du monde romain, s’en aller devenant de jour en jour plus pâle et plus faible. Ainsi une race future verra l’État perdre de son importance dans quelques régions de la terre, — conception à laquelle bien des hommes du présent peuvent à peine penser sans crainte et sans horreur. Travailler à propager et à réaliser cette conception est, à la vérité, une autre affaire: il faut avoir une fière idée de sa raison et ne comprendre guère qu a demi l’histoire pour mettre dès à présent la main à la charrue, — dans le temps que personne encore n’est capable de montrer les semences qui devront ensuite être semées sur le terrain labouré. Ayons donc confiance en « l’habileté et l’intérêt des hommes » pour maintenir maintenant encore l’État pendant un bon moment et repousser les essais destructeurs de demi-savants trop zélés et trop pressés.