Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-481]

La grande politique et ses inconvénients

De même qu’un peuple ne subit pas les plus grands inconvénients qu’apportent la guerre et la préparation à la guerre, par les frais de guerre, les arrêts du commerce et des communications, ni non plus par l’entretien des armées permanentes — quelque graves que puissent être ces inconvénients, aujourd’hui que huit États de l’Europe y dépensent annuellement la somme de cinq milliards, — mais parce que d’année en année les hommes les plus sains, les plus forts, les plus laborieux, sont en nombre extraordinaire arrachés à leurs occupations et à leurs vocations propres, pour être soldats: de même un peuple qui se met en devoir de faire la grande politique et de s’assurer une voix prépondérante parmi les puissances n’en subit pas les plus graves inconvénients là où on les trouve d’ordinaire. Il est vrai qu’à partir de ce moment il sacrifie continuellement une foule de talents éminents sur I’ « autel de la patrie » ou pour l’ambition nationale, au lieu qu’auparavant ces talents, que la politique dévore maintenant, trouvaient ouverts d’autres champs d’action. Mais à côté de ces hécatombes publiques, et au fond bien plus effrayant, a lieu un drame qui ne cesse de se jouer en cent mille actes simultanément: tout homme sain, laborieux, intelligent, actif, d’un peuple ainsi avide des couronnes de la gloire politique, est dominé par cette avidité et ne s’adonne plus à son affaire aussi complètement que jadis: les problèmes et les soucis journellement renouvelés du bien public dévorent un prélèvement journalier sur le capital de tête et de cœur de chaque citoyen: la somme de tous ces sacrifices et de toutes ces pertes d’énergie et de travail individuels est si énorme que la floraison politique d’un peuple entraîne, presque nécessairement, un appauvrissement et un affaiblissement intellectuels, une diminution de capacité pour les œuvres qui exigent beaucoup de concentration et d’attention. Finalement on peut se demander: trouve-t-on son compte à toute cette floraison et cette magnificence de l’ensemble (qui enfin ne se manifeste que dans l’épouvante des autres États à l’aspect du colosse nouveau et dans une protection arrachée à l’étranger pour la prospérité industrielle et commerciale de la nation), si à ces fleurs grossières et bariolées de la nation doivent être sacrifiées toutes les plantes et herbes plus nobles, plus tendres, plus intellectuelles, dont son sol était jusqu’alors si riche?