Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-61]

Savoir attendre

Savoir attendre est si difficile que les plus grands poètes n’ont pas dédaigné de prendre pour sujet de leur poème le fait de ne savoir pas attendre. Ainsi Shakespeare dans Othello, Sophocle dans Ajax le suicide d’Ajax ne lui aurait plus paru nécessaire, s’il avait laissé refroidir son impression seulement un jour, comme l’indique l’oracle; vraisemblablement, il aurait fait la nique aux terribles insinuations de la vanité blessée et se serait dit à lui-même: Qui donc n’a pas, dans ma situation, pris un mouton pour un héros? Est-ce donc là quelque chose de monstrueux? au contraire, ce n’est qu’un fait généralement humain: Ajax pouvait ainsi se donner des consolations. La passion ne veut pas attendre; le tragique dans la vie des grands hommes réside souvent, non pas dans leur conflit avec leur époque et la bassesse de leurs contemporains, mais dans leur incapacité de remettre leur œuvre d’une année, de deux années; ils ne savent pas attendre. — Dans tous les duels, les amis qui donnent des conseils ont à s’assurer de ce point unique, si les ayants cause peuvent encore attendre: si cela n’est pas, un duel est raisonnable, puisque chacun des deux se dit: « Ou je continuerai à vivre, et alors il faut que celui-là meure sur le champ, ou inversement. » Attendre serait en pareil cas continuer encore à souffrir cet épouvantable martyre de l’honneur blessé en face de l’homme qui le blesse; et cela peut être vraiment plus de souffrance que la vie en somme ne vaut.