Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-VM-126]

L’art ancien et l’âme du présent

Parce que tout art trouve, pour l’expression des états d’âme, des moyens toujours plus flexibles, plus doux, plus violents, plus passionnés, et y est toujours plus apte, les maîtres venus plus tard, gâtés par ces moyens d’expressions, ressentent un malaise en face des œuvres d’art des temps plus anciens, comme si les maîtres d’autrefois n’avaient manqué que des moyens indispensables à faire parler distinctement leur âme, peut-être même de quelque préparation technique; et ils pensent devoir leur venir en aide, car ils croient à l’égalité et même à l’unité de toutes les âmes. Mais, en réalité, l’âme de ces maîtres eux-mêmes était encore une autre, elle était plus grande peut-être, mais plus froide et opposée aussi à ce qui veut faire de l’effet: la mesure, la symétrie, le mépris de tout ce qui charme et ravit, une inconsciente rudesse et une fraîcheur du matin, une fuite devant la passion, comme si la passion provoquait la destruction de l’art, — voilà ce qui composa le sentiment et la moralité des maîtres anciens, qui nécessairement, et non point seulement par hasard, choisirent leurs moyens d’expression et les animèrent de la même moralité. — Faut-il donc, après être arrivé à cette connaissance, refuser, à ceux qui viennent plus tard, le droit de faire revivre leur propre âme dans l’âme des œuvres anciennes? Non, car ce n’est qu’en leur donnant notre propre âme que nous les rendons capables de vivre encore; c’est notre sang qui les amène à nous parler. L’exécution vraiment « historique » serait une exécution fantasmagorique présentée à des fantômes. On honore les grands artistes du passé moins par cette crainte stérile qui laisse à sa place, sans y loucher, chaque note, chaque parole, que par d’actifs efforts pour leur procurer sans cesse une vie nouvelle. — Il est vrai que, si l’on imaginait Beethoven revenant soudain et entendant l’une de ses œuvres, dirigée en conformité avec l’état d’âme et la subtilité des nerfs modernes qui font la gloire de nos maîtres de l’exécution, il demeurerait probablement longtemps muet, ne sachant pas s’il doit élever la main pour maudire ou pour bénir, mais il finirait peut-être par dire: « Eh bien ! Ce n’est pas moi que je retrouve ici, mais ce n’est pas non plus un non-moi, c’est une troisième chose, — cela me semble être aussi parfait, bien que ce ne soit pas la chose parfaite. Mais c’est à vous de veiller à ce que vous faites, comme c’est vous qui devez écouter, — et c’est la vie qui a raison, comme dit Schiller. Ayez donc raison et laissez-moi redescendre dans la tombe. »