Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-WS-14]

L’homme comédien du monde

Il faudrait des êtres plus spirituels que n’est l’homme, rien que pour goûter à fond l’humour qui réside en ce que l’homme se regarde comme la fin de tout l’univers, et que l’humanité déclare sérieusement ne pas se contenter de moins que de la perspective d’une mission universelle. Si un Dieu a créé le monde, il a créé l’homme pour être le singe de Dieu, comme un perpétuel sujet de gaîté dans ses éternités un peu trop longues. L’harmonie des sphères autour de la terre pourrait alors être les éclats de rire de tout le reste des créatures qui entourent l’homme. La douleur sert à cet immortel ennuyé à chatouiller son animal favori, pour prendre son plaisir à ses attitudes fièrement tragiques et aux explications de ses propres souffrances, surtout à l’invention intellectuelle de la plus vaine des créatures — étant l’inventeur de cet inventeur. Car celui qui imagina l’homme pour en rire avait plus d’esprit que lui, et aussi plus de plaisir à l’esprit. — Ici même où notre humanité veut enfin s’humilier volontairement, la vanité nous joue encore un tour, en nous faisant penser que nous autres hommes serions du moins dans cette vanité quelque chose d’incomparable et de miraculeux. Nous, uniques dans le monde ! ah ! c’est chose par trop invraisemblable ! les astronomes, qui voient parfois réellement un horizon éloigné de la terre, donnent à entendre que la goutte de vie dans le monde est sans importance pour le caractère total de l’immense océan du devenir et du périr, que des astres dont on ne sait pas le compte présentent des conditions analogues à celles de la terre pour la production de la vie, qu’ils sont donc très nombreux, — mais à la vérité une poignée à peine en comparaison de ceux en nombre infini qui n’ont jamais eu la première impulsion de la vie ou s’en sont depuis longtemps remis; que la vie sur chacun de ces astres, rapportée à la durée de son existence, a été un moment, une étincelle, suivie de longs, longs laps de temps, — partant qu’elle n’est nullement le but et la fin dernière de leur existence. Peut-être la fourmi dans la forêt se figure-t-elle aussi qu’elle est le but et la fin de l’existence de la forêt, comme nous faisons lorsque, dans notre imagination, nous lions presque involontairement à la destruction de l’humanité la destruction de la terre: encore sommes-nous modestes quand nous nous en tenons là et que nous n’arrangeons pas, pour fêter les funérailles du dernier mortel, un crépuscule général du monde et des dieux. L’astronome même le plus affranchi de préjugés ne peut se représenter la terre sans vie autrement que comme la tombe illuminée et flottante de l’humanité.