Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-WS-216]

La « vertu allemande »

Il est indéniable que depuis la fin du siècle dernier un courant de réveil moral a traversé l’Europe. C’est alors seulement que la vertu recommença d’être éloquente; elle apprit à trouver les gestes sans contrainte de l’exaltation, de l’émotion, elle n’eut plus honte d’elle-même et elle imagina des philosophies et des poèmes pour se glorifier elle-même. Si l’on recherche les sources de ce courant, on trouve d’une part Rousseau, mais le Rousseau mystique, que l’on avait créé d’après l’impression laissée par ses œuvres — on pourrait presque dire: ses œuvres interprétées d’une façon mystique — et d’après les indications données par lui-même (lui et son public travaillèrent sans cesse à créer cette figure idéale). L’autre origine se trouve dans la résurrection du grand latinisme stoïque par quoi les Français ont continué de la façon la plus digne l’œuvre de la Renaissance. Ils passèrent, avec un succès merveilleux, de l’imitation des formes antiques à l’imitation des caractères antiques: ce qui leur confère à tout jamais un droit aux distinctions les plus hautes, car ils sont le peuple qui a donné jusqu’à présent à l’humanité nouvelle les meilleurs livres et les meilleurs hommes. Comment ce double exemple, celui du Rousseau mystique et celui de l’esprit romain ressuscité a-t-il agi sur les peuples voisins plus faibles? On peut le constater surtout en Allemagne: car là, par suite d’un nouvel élan tout à fait extraordinaire vers un but sérieux et grand, dans la volonté et la domination de soi, on a fini par se mettre en extase devant sa propre vertu et par jeter dans le monde l’idée de « vertu allemande », comme s’il ne pouvait rien exister de plus original et de plus personnel que celle-ci. Les premiers grands hommes qui adoptèrent cette impulsion française vers des idées de noblesse et de conscience dans la volonté morale étaient animés d’une plus grande loyauté et n’oublièrent pas la reconnaissance. Le moralisme de Kant — d’où vient-il? Kant ne cesse pas de le faire entendre: de Rousseau et de la Rome stoïque ressuscitée. Le moralisme de Schiller: même source et même glorification de la source. Le moralisme de Beethoven dans la musique: c’est l’éternelle louange de Rousseau, des Français antiques et de Schiller. Mais plus tard ce fut le « jeune homme allemand » qui oublia la reconnaissance; car, durant les années qui s’étaient écoulées, on avait prêté l’oreille aux prédicateurs de la haine anti-française: et ce jeune homme allemand se fit remarquer pendant un certain temps par plus de conscience que l’on n’en croit permise chez d’autres jeunes gens. Lorsqu’il voulait rechercher ses pères intellectuels, il avait le droit de songer à ses compatriotes, à Schiller, à Fichte et à Schleiermacher: mais il aurait dû chercher ses grands-pères à Paris et à Genève, et il fallait avoir la vue bien courte pour croire, comme lui, que la vertu n’était pas âgée de plus de trente ans. C’est alors que l’on s’habitua à exiger qu’en prononçant le mot « allemand » le mot vertu fût sous-entendu: et jusqu’à nos jours on ne s’est pas encore complètement déshabitué de ce travers. — Ce réveil moral, soit dit en passant, n’a fait que porter préjudice à la connaissance des phénomènes moraux, comme on pourrait presque le deviner, et il n’a pas manqué non plus de provoquer des mouvements rétrogrades. Qu’est toute la philosophie morale allemande depuis Kant, avec toutes ses ramifications françaises, anglaises et italiennes? Un attentat mi-théologique contre Helvétius, un désaveu formel de la liberté du regard, lentement et péniblement conquise, de l’indication du bon chemin qu’Helvétius avait fini par exprimer et résumer de la façon qu’il fallait. Jusqu’à nos jours Helvétius est, en Allemagne, le mieux honni parmi tous les bons moralistes et tous les hommes bons.