Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-WS-275]

Le temps des constructions cyclopéennes

La démocratisation de l’Europe est irrésistible: celui qui veut l’entraver use des moyens que l’idée démocratique a été la première à mettre entre les mains de chacun, et rend ces moyens eux-mêmes plus commodes à manier et plus efficaces: les adversaires convaincus de la démocratie (je veux dire les esprits révolutionnaires) ne semblent exister par contre que pour pousser les différents partis, par la peur qu’ils inspirent, toujours plus avant dans les voies démocratiques. Il se peut cependant que l’on soit pris d’une certaine appréhension à l’aspect de ceux qui travaillent maintenant consciemment et honnêtement en vue de cet avenir: il y a quelque chose de désolé et d’uniforme sur leur visage, et la grise poussière semble s’être abattue jusque dans leur cerveau. Malgré cela il est fort possible que la postérité se mette un jour à rire de nos craintes et qu’elle songe au travail démocratique de plusieurs générations, à peu près de la même façon dont nous songeons à la construction des digues de pierre et des remparts, — comme à une activité qui nécessairement répand de la poussière sur les vêtements et les visages et qui, inévitablement, rend aussi les ouvriers qui y travaillent quelque peu idiots: mais qui donc, pour cette raison, voudrait que tout ceci n’ait pas été fait ! Il semble que la démocratisation de l’Europe soit un anneau dans la chaîne de ces énormes mesures prophylactiques qui sont l’idée des temps nouveaux et nous séparent du moyen âge. C’est maintenant seulement que nous sommes au temps des constructions cyclopéennes ! Enfin nous possédons la sécurité des fondements qui permettra à l’avenir de construire sans danger ! il est impossible dès lors que les champs de la culture soient encore détruits, en une seule nuit, par les eaux sauvages et stupides de la montagne. Nous avons des remparts et des murs de protection contre les barbares, contre les épidémies, contre l’asservissement corporel et intellectuel ! Et tout cela entendu d’abord à la lettre et en gros, mais peu à peu à un point de vue toujours plus haut et plus intellectuel, en sorte que toutes les mesures indiquées ici semblent être la préparation spirituelle à la venue de l’artiste supérieur dans l’art des jardins, qui ne pourra passer à sa véritable tâche que quand cette préparation sera entièrement terminée ! — Il est vrai qu’étant donnés les grands espaces de temps qui séparent les moyens et le but, la peine énorme, une peine qui met en œuvre l’esprit et la force de siècles tout entiers et qui est nécessaire pour créer ou pour amener chacun de ces moyens, il ne faut pas trop en vouloir aux ouvriers du présent s’ils décrètent hautement que le mur et l’espalier sont déjà le but et le but dernier; attendu que personne ne voit encore le jardinier et les plantes à cause desquels l’espalier se trouve là.