Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-WS-57]

Les rapports avec les animaux

On peut observer la formation de la morale dans la façon dont nous nous comportons vis-à-vis des animaux. Lorsque l’utilité et le dommage n’entrent pas en jeu nous éprouvons un sentiment de complète irresponsabilité; nous tuons et nous blessons par exemple des insectes ou bien nous les laissons vivre sans généralement y songer le moins du monde. Nous avons la main si lourde que nos gentillesses à l’égard des fleurs et des petits animaux sont presque toujours meurtrières: ce qui ne gène nullement le plaisir que nous y prenons. — C’est aujourd’hui la fête des petits animaux, le jour le plus accablant de l’année: voyez comme tout cela grouille et rampe autour de nous, et, sans le faire exprès, mais aussi sans y prendre garde, nous écrasons tantôt par ici, tantôt par là un petit ver ou un petit insecte empenné. — Quand les animaux nous portent préjudice nous aspirons par tous les moyens à leur destruction. Et ces moyens sont souvent bien cruels, sans que ce soit là notre intention: c’est la cruauté de l’irréflexion. Si, par contre, ils sont utiles, nous les exploitons: jusqu’à ce qu’une raison plus subtile nous enseigne que chez certains animaux nous pouvons tirer bénéfice d’un autre traitement, c’est-à-dire des soins et de l’élevage. C’est alors seulement que naît la responsabilité. À l’égard des animaux on évite les traitements barbares; un homme se révolte lorsqu’il voit quelqu’un se montrer impitoyable envers sa vache, en conformité absolue avec la morale de la communauté primitive qui voit l’utilité générale en danger dès qu’un individu commet une faute. Celui qui, dans la communauté, s’aperçoit d’un délit craint pour lui le dommage indirect: et nous craignons pour la qualité de la viande, la culture de la terre, les moyens de communication lorsque nous voyons maltraiter les animaux. De plus, celui qui est brutal envers les animaux éveille le soupçon qu’il est également brutal vis-à-vis des faibles, des hommes inférieurs et incapables de vengeance; il passe pour manquer de noblesse et de fierté délicate. C’est ainsi que se forme un commencement de jugement et de sens moral: la superstition y ajoute la meilleure part. Certains animaux incitent l’homme par des regards, des sons et des attitudes à se voir transporté en imagination dans le corps de ceux-ci, et certaines religions enseignent à voir parfois dans l’animal le séjour des âmes des hommes et des dieux: c’est pourquoi elles recommandent de nobles précautions et même une crainte respectueuse dans les rapports avec les animaux. Lors même que cette superstition aurait disparu, les sentiments éveillés par elle continuent leurs effets, mûrissent et portent leurs fruits. On sait qu’à ce point de vue le christianisme a montré qu’il était une religion pauvre et rétrograde.