[MA-WS-61]
Fatalisme turc
Le fatalisme turc a ce défaut fondamental qu’il place l’un en face de l’autre l’homme et la fatalité, comme deux choses absolument distinctes: l’homme, disent-ils, peut résister à la fatalité et chercher à la mettre à néant, mais elle finit toujours par remporter la victoire; c’est pourquoi ce qu’il y a de plus raisonnable, c’est de se résigner ou de vivre à sa guise. En réalité chaque homme est lui-même une parcelle de la fatalité; s’il croit s’opposer à la fatalité de la façon indiquée, c’est que, là aussi, la fatalité s’accomplit: la lutte n’est qu’imaginaire, mais imaginaire aussi cette résignation au destin, de sorte que toutes ces chimères sont encloses dans la fatalité. — La crainte dont la plupart des gens sont pris devant la doctrine de la volonté non affranchie est en somme la crainte du fatalisme turc; ils pensent que l’homme deviendra faible et résigné, qu’il joindra les mains devant l’avenir, parce qu’il n’est pas à même d’y changer quelque chose: ou bien encore il lâchera les guides à son humeur capricieuse, parce que celle-ci ne pourra rien aggraver à ce qui est déterminé d’avance. Les folies de l’homme font partie de la fatalité tout aussi bien que ses actes de haute sagesse: cette peur de la croyance en la fatalité est, elle aussi, de la fatalité. Toi-même, pauvre être craintif, tu es l’invincible Moire qui trône au-dessus de tous les dieux; pour tout ce qui est de l’avenir tu es la bénédiction ou la malédiction et, en tous les cas, l’entrave qui maintient l’homme même le plus fort; en toi tout l’avenir du monde humain est déterminé d’avance, cela ne sert de rien d’être pris de terreur devant toi-même.