Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-188]

Toute morale est, par opposition au laisser-aller une...

Toute morale est, par opposition au laisser-aller une sorte de tyrannie contre la « nature » et aussi contre la « raison ». Mais ceci n’est pas une objection contre elle, à moins que l’on ne veuille décréter, de par une autre morale, quelle qu’elle soit, que toute espèce de tyrannie et de déraison sont interdites. Ce qu’il y a d’essentiel et d’inappréciable dans toute morale, c’est qu’elle est une contrainte prolongée. Pour comprendre le stoïcisme, ou Port-Royal, ou le puritanisme, il faut se souvenir de la contrainte que l’on dut imposer à tout langage humain pour le faire parvenir à la force et à la liberté,— contrainte métrique, tyrannie de la rime et du rythme. Quelle peine les poètes et les orateurs de chaque peuple se sont-ils donnée ! Et je ne veux pas excepter quelques prosateurs d’aujourd’hui qui trouvent dans leur oreille une conscience implacable — « pour une absurdité », comme disent les maladroits utilitaires qui par là se croient avisés, — « par soumission à des lois arbitraires », comme disent les anarchistes, qui se prétendent ainsi libres, et mêmes libres-penseurs. C’est, au contraire, un fait singulier que tout ce qu’il y a et tout ce qu’il y a eu sur terre de liberté, de finesse, de bravoure, de légèreté, de sûreté magistrale, que ce soit dans la pensée même, dans l’art de gouverner, de parler et de persuader, dans les beaux-arts comme dans les mœurs, n’a pu se développer que grâce à « la tyrannie de ces lois arbitraires »; et, soit dit avec le plus profond sérieux, il est très probable que c’est précisément cela qui est la « nature » et l’ordre « naturel » des choses— et que ce n’est nullement ce laisser-aller ! Tout artiste sait combien son état « naturel » se trouve loin d’un sentiment qui ressemble au laisser-aller, qu’il y a, au contraire, chez lui, au moment de l’inspiration, un désir d’ordonner, de classer, de disposer, de former librement, — et combien alors il obéit d’une façon sévère et subtile à des lois multiples qui se refusent à toute réduction en formules, précisément à cause de leur précision et de leur dureté (car, à côté de celles-ci, les notions les plus fixes ont quelque chose de flottant, de multiple, d’équivoque —). Il apparaît clairement, pour le dire encore une fois, que la chose principale, « au ciel et sur la terre », c’est d’obéir longtemps, et dans une même direction. À la longue, il en résultait, et il en résulte encore quelque chose pour quoi il vaut la peine de vivre sur la terre, par exemple, la vertu, l’art, la musique, la danse, la raison, l’esprit — quelque chose qui transfigure, quelque chose de raffiné, de fou et de divin. La longue servitude de l’esprit, la défiante contrainte dans la communicabilité des pensées, la discipline que s’imposait le penseur de méditer selon une règle d’église et de cour, ou selon des hypothèses aristotéliciennes, la persistante volonté intellectuelle d’expliquer tout ce qui arrive conformément à un schéma chrétien, de découvrir et de justifier le Dieu chrétien en toute occurrence, — tous ces procédés violents, arbitraires, durs, terribles et contraires à la raison, se sont révélés comme des moyens d’éducation par quoi l’esprit européen est parvenu à sa vigueur, à sa curiosité impitoyable, à sa mobilité subtile. Il faut accorder qu’en même temps une bonne part de force et d’esprit, comprimée, étouffée et gâtée, a été perdue sans rémission (car, ici comme partout, la nature se montre telle qu’elle est, dans toute sa grandiose et indifférente prodigalité — qui révolte, mais qui est noble). Durant des milliers d’années, les penseurs européens n’ont pensé que pour démontrer quelque chose — aujourd’hui, par contre, tout penseur qui veut « démontrer» quelque chose nous est suspect. — Ils ont toujours été fixés d’avance au sujet du résultat nécessaire de leurs méditations les plus sévères, comme ce fut jadis le cas de l’astrologie asiatique, ou bien, comme il en est encore aujourd’hui de l’innocente interprétation que donnent les chrétiens et les moralistes aux événements les plus prochains et les plus personnels « à la gloire de Dieu », et « pour le salut de l’âme ». Cette tyrannie, cet arbitraire, cette sévère et grandiose sottise ont éduqué l’esprit. Il apparaît que l’esclavage est, soit au sens grossier, soit au sens plus subtil, le moyen indispensable de discipline et d’éducation intellectuelles. Considérez toute morale sous cet aspect. C’est la « nature » dans la morale qui enseigne à détester le laisser-aller, la trop grande liberté et qui implante le besoin d’horizons bornés et de tâches qui sont à la portée, qui enseigne le rétrécissement des perspectives, donc, en un certain sens, la bêtise comme condition de vie et de croissance. « Tu dois obéir à n’importe qui, et tu dois obéir longtemps, autrement tu iras à ta ruine, et tu perdras le dernier respect de toi-même. » Voilà qui me paraît être l’impératif moral de la nature, qui n’est ni « catégorique », contrairement aux exigences du vieux Kant (de là cet « autrement » —) ni ne s’adresse à l’individu (qu’importe l’individu à la nature —) mais à des peuples, des races, des époques, des castes — avant tout, à l’animal « homme » tout entier, à l’espèce homme.