[JGB-192]
Celui qui poursuit l’histoire d’une science particulière...
Celui qui poursuit l’histoire d’une science particulière trouve, dans le développement de cette science, un fil conducteur qui lui fait comprendre les procédés les plus anciens et les plus communs de toute « connaissance ». Ici, comme là-bas, les hypothèses prématurées, les fantaisies, la « bonne foi », le manque de méfiance et de patience se développent tout d’abord — nos sens apprennent très tard, et n’apprennent jamais entièrement, à être des organes de la connaissance, subtils, fidèles et circonspects. Nos yeux, sur une indication donnée, trouvent plus facile d’évoquer une image souvent évoquée déjà, que de concevoir en soi la divergeance et la nouveauté d’une impression: il faut pour cela plus de force, plus de « moralité ». Entendre quelque chose de nouveau est pénible et difficile à l’oreille; nous saisissons mal la musique étrangère. Nous avons une tendance involontaire, quand on nous parle une langue étrangère, à mettre dans les mots entendus, des sons familiers et intimes à nos oreilles. C’est ainsi, par exemple, que l’Allemand a fait jadis du mot arcubalista qu’il avait entendu, le mot Armbrust (arbalète). Nos sens mêmes résistent et sont hostiles à ce qui est nouveau; en général, dans les processus les plus simples de la sensibilité, dominent déjà les passions, telles que la crainte, l’amour, la haine, y compris cette passion passive, la paresse. — Un lecteur d’aujourd’hui ne lit pas tous les mots (ou toutes les syllabes) d’une page, — sur vingt mots il en prend tout au plus cinq, au hasard, et par ces cinq mots il devine le sens supposé. De même nous ne voyons pas un arbre d’une façon exacte et dans son ensemble, en détaillant ses feuilles, ses branches, sa couleur et sa forme; il nous est beaucoup plus facile d’imaginer un à peu près d’arbre. Au milieu des événements les plus extraordinaires, nous agissons encore de même: nous inventons la plus grande partie de l’aventure, et il n’est guère possible de nous contraindre à assister à un événement quelconque, sans y être « inventeurs ». Tout cela veut dire que nous sommes foncièrement et dès l’origine — habitués au mensonge. Ou, pour m’exprimer d’une façon plus vertueuse et plus hypocrite, je veux dire d’une façon plus agréable: on est bien plus artiste qu’on ne le pense. — Dans une conversation animée, je vois souvent la figure de la personne à qui je parle se dresser devant moi avec tant de netteté et de finesse, suivant la pensée qu’elle exprime ou que je crois évoquée en elle, que ce degré d’intensité dépasse de beaucoup la force de ma faculté visuelle. La finesse du jeu musculaire, de l’expression de l’œil doit donc être un produit de mon imagination. Il est probable que la personne faisait une toute autre figure, ou bien qu’elle n’en faisait pas du tout.