[JGB-194]
La diversité des hommes ne se révèle pas seulement dans la...
La diversité des hommes ne se révèle pas seulement dans la diversité des catégories des biens établies par eux, c’est-à-dire dans ce fait qu’ils considèrent des « biens » différents comme désirables, qu’ils sont en désaccord sur le degré de valeur, sur la hiérarchie des biens communément reconnus, elle se révèle davantage encore dans ce que les hommes considèrent réellement comme la propriété et la possession d’un bien. En ce qui concerne la femme, par exemple, un homme modeste se satisfera de la possession de son corps et de la jouissance sexuelle, signes suffisants qu’il la possède en propre. Un autre, dans son désir plus méfiant et plus exigeant, voit ce qu’une telle propriété a d’incertain et d’illusoire et exige des preuves plus subtiles; il veut, avant tout, savoir, non seulement si la femme se donne à lui, mais aussi si elle renonce, en sa faveur, à ce qu’elle a ou à ce qu’elle aimerait avoir; c’est de cette façon, seulement, qu’elle lui semble « possédée ». Mais alors un troisième ne sera pas encore au bout de sa défiance et de son goût accapareur; il se demandera si la femme, lorsqu’elle renonce à tout en sa faveur, ne le fait pas pour un fantôme de lui-même. Il veut avant tout être connu à fond, et, pour être aimé, il ose se laisser deviner. Il ne sent l’aimée en sa complète possession que quand elle ne se méprend plus sur son compte, quand elle l’aime tout autant pour son satanisme, son avidité insatiable et cachée, que pour sa bonté, sa patience et son esprit. Celui-là voudrait posséder un peuple, et tous les tours d’adresse d’un Cagliostro et d’un Catilina lui conviendront à cette fin. Un autre, avec une soif de possession plus distinguée se dira: « Il ne faut pas tromper quand on veut posséder. » Il sera irrité et impatient à l’idée que c’est son masque qui commande au cœur du peuple: « Donc, il faut que je me fasse connaître, et, tout d’abord, il faut me connaître moi-même? » Chez les hommes serviables et bienfaisants, on rencontre régulièrement cette ruse grossière qui commence par se créer une image erronée de celui à qui ils doivent venir en aide. Ils veulent, par exemple, qu’il « mérite » d’être secouru, qu’il ait besoin précisément de leur aide, et qu’il leur en doive être profondément reconnaissant, attaché et soumis. Avec ces idées fausses, ils disposent de l’indigent comme d’une propriété, car c’est leur désir même de propriété qui les rend serviables et bienfaisants. On les trouve jaloux quand on se rencontre avec eux ou qu’on les précède dans un secours à donner. Les parents, involontairement, font de l’enfant quelque chose de semblable à eux-mêmes. Ils appellent cela « éducation ». Aucune mère ne doute, dans le fond de son cœur, que l’enfant qu’elle a est sa propriété; aucun père ne se refuse le droit de soumettre son enfant à ses propres conceptions et à ses appréciations. Autrefois, à l’exemple des anciens Germains, les pères ne craignaient même pas de disposer, leur fantaisie, de la vie et de la mort des nouveau-nés. Et comme le père — le maître, la classe, le prêtre, le souverain, voient dans tout homme nouveau une occasion incontestée de possession nouvelle. D’où il suit…