Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-199]

Depuis qu’il y a eu des hommes, il y a aussi eu des...

Depuis qu’il y a eu des hommes, il y a aussi eu des troupeaux d’hommes (associations de familles, de communautés, de tribus, de peuples, d’États, d’églises) et toujours beaucoup d’obéissants en comparaison du petit nombre de ceux qui commandaient. En considérant donc que l’obéissance a été jusqu’à présent le mieux et le plus longtemps exercée et enseignée parmi les hommes, on peut aisément supposer que, d’une façon générale, chacun possède maintenant le besoin inné, comme une sorte de conscience formelle, laquelle ordonne: « Tu dois absolument faire telle chose, tu dois absolument ne pas faire telle autre chose », bref: « Tu dois »… L’homme cherche à satisfaire ce besoin et à lui donner une matière. Selon la force, l’impatience, l’énergie de ce besoin, il accaparera sans choix, avec un appétit grossier, et acceptera tout ce que lui soufflent à l’oreille ceux qui le commandent, que ce soient ses parents, ou des maîtres, des lois, des préjugés de classe ou des opinions publiques. L’étrange pauvreté du développement humain, ce qu’il a d’indécis, de lent, de rétrograde et de circulaire, tient à ce fait que l’instinct de troupeau de l’obéissance s’est transmis, aux dépens de l’art de commander. Qu’on suppose cet instinct se portant aux derniers excès; les chefs et les indépendants finiront par manquer ou bien leur mauvaise conscience les fera souffrir et ils auront besoin de se forger à eux-mêmes un mensonge, pour pouvoir commander: comme si, eux aussi, ne faisaient qu’obéir. Cet état de choses règne, en effet, dans l’Europe d’aujourd’hui. Je l’appelle l’hypocrisie morale des gouvernants. Ceux-ci ne savent pas se protéger contre leur mauvaise conscience autrement qu’en se donnant comme exécuteurs d’ordres émanant d’autorités plus anciennes ou plus hautes (celles des ancêtres, de la Constitution, du droit, des lois ou même de Dieu), ou bien ils se réclament eux-mêmes des opinions et des maximes du troupeau: par exemple, comme « premiers serviteurs du peuple », ou comme « instruments du bien public ». D’autre part, l’homme de troupeau se donne aujourd’hui en Europe l’air d’être la seule espèce d’homme autorisée: il glorifie les qualités qui le rendent doux, traitable et utile au troupeau, comme les seules vertus réellement humaines: telles que la sociabilité, la bienveillance, les égards, l’application, la modération, la modestie, l’indulgence, la pitié. Mais, dans les cas où l’on ne croit pas pouvoir se passer des chefs, des moutons conducteurs, on fait aujourd’hui essais sur essais pour remplacer les maîtres par la juxtaposition de plusieurs hommes de troupeau intelligents, c’est, par exemple, l’origine de toutes les constitutions représentatives. Quel bien-être, quelle délivrance d’un joug, insupportable malgré tout, devient, pour ces Européens, bêtes de troupeau, la venue d’un maître absolu. L’effet que fit l’apparition de Napoléon en est le dernier grand témoignage. — L’histoire de l’influence exercée par Napoléon constitue presque l’histoire du bonheur supérieur, réalisé par ce siècle tout entier, dans ses hommes et dans ses moments les plus précieux.