[JGB-245]
Le « bon vieux temps » est mort: avec Mozart il a chanté...
Le « bon vieux temps » est mort: avec Mozart il a chanté sa dernière chanson: — quel bonheur pour nous, que son rococo ait encore un sens pour nous, que ce qu’il a de « bonne compagnie », de tendres ardeurs, de goût enfantin pour la chinoiserie et la fioriture, de politesse de cœur, d’aspiration vers ce qui est précieux, amoureux, dansant, sentimental, de foi au Midi, que tout cela trouve encore en nous quelque chose qui l’entende ! Hélas ! le temps viendra où tout cela sera bien fini. — Mais n’en doutez pas, l’intelligence et le goût de Beethoven passeront plus vite encore; car celui-là ne fut que le dernier écho d’une transformation et d’une brisure du style; au lieu que Mozart fut la dernière expression de tout un goût européen vivant depuis des siècles. Beethoven est l’intermède entre une vieille âme usée qui s’effrite, et une âme plus que jeune, à venir, qui surgit; sur sa musique est épandue la lueur crépusculaire d’une éternelle déception, et d’une éternelle et errante espérance, — cette même lueur qui baignait l’Europe alors qu’elle rêvait avec Rousseau, qu’elle dansait autour de l’arbre révolutionnaire de la liberté, qu’elle s’agenouillait enfin aux pieds de Napoléon. Comme tous ces sentiments pâlissent vite, comme il nous est difficile déjà de les comprendre, comme elle est lointaine et étrange la langue des Rousseau, des Schiller, des Shelley, des Byron, la langue où s’exprima cette même destinée de l’Europe qui chantait en Beethoven ! Puis ce fut, dans la musique allemande, le tour du romantisme: mouvement historique plus court encore, plus fuyant et plus superficiel que n’avait été le grand entr’acte, le passage de Rousseau à Napoléon et à la démocratie montante. Weber: mais que nous veulent aujourd’hui le Freischütz et Obéron? Ou bien Hans Heiling et le Vampire de Marschner ! Ou même Tannhäuser de Wagner ! Musique dont nous nous souvenons encore, mais dont les accents sont éteints. Et puis, toute cette musique du romantisme fut toujours trop peu délicate, trop peu de la musique pour compter ailleurs qu’au théâtre, devant la foule; elle fut de suite une musique de second ordre, dont les vrais musiciens ne tinrent pas compte. Autre chose fut Félix Mendelssohn, ce maître alcyonien, qui dut à son âme plus légère, plus pure, plus heureuse, d’être vite admiré, puis vite oublié: ce fut le bel intermède de la musique allemande. Quant à Robert Schumann, qui prit au sérieux sa tâche, et qui tout de suite fut pris au sérieux — il est le dernier qui ait fondé une école, — ne jugeons-nous pas tous aujourd’hui que c’est un bonheur, un allégement, une délivrance d’avoir enfin dépassé ce romantisme schumannien? Ce Schumann réfugié dans la « Suisse saxonne » de son âme, ce Schumann, à demi Werther, à demi Jean-Paul, — certes il n’a rien de Beethoven, ni rien de Byron; — sa musique pour Manfred est une maladresse et un contresens qui passent ce qui est permis, — ce Schumann avec son goût à lui, goût médiocre en somme (je veux dire sa propension au lyrisme silencieux, et à l’effusion attendrie et débordante, propension dangereuse en Allemagne), ce Schumann aux allures toujours obliques, sans cesse effarouchées, en retraite et en recul, cette âme noble et sensible, sans cesse brûlante d’un bonheur ou d’une souffrance impersonnels, cette âme de petite fille, noli me tangere de naissance; — ce Schumann était déjà, en musique, un fait purement allemand, et n’était plus ce qu’avait été Beethoven, ce qu’avait été Mozart à un plus haut degré, un phénomène européen; — et avec lui la musique allemande courait cet immense risque de cesser d’être la voix par où s’énonce l’âme de l’Europe et de tomber au rang médiocre d’une chose purement nationale. —