[JGB-246]
— Quel martyre est la lecture des livres allemands pour...
— Quel martyre est la lecture des livres allemands pour celui qui possède la troisième oreille ! Avec quelle répugnance il s’arrête auprès de ce marécage au mouvement paresseux, flot de sons sans harmonie, de rythmes sans allure que l’Allemand appelle « livre » ! Et que penser encore de l’Allemand qui lit des livres ! Comme il lit avec paresse et répugnance, comme il lit mal ! Combien il y a peu d’Allemands qui savent et demandent à savoir s’il y a de l’art dans une bonne phrase, — de l’art qui veut être deviné, si la phrase doit être bien comprise ! Pour peu qu’on se méprenne par exemple sur l’allure, et la phrase elle-même est mal comprise. Il ne faut pas être indécis sur les syllabes importantes au point de vue du rythme, il faut sentir comme un charme voulu les infractions à la symétrie rigoureuse, il faut tendre une oreille fine et patiente à chaque staccato et à chaque rubato et deviner le sens qu’il y a dans la suite des voyelles et des diphthongues, deviner comment, dans leur succession, tendres et riches, elles se colorent et se transforment: lequel parmi les Allemands qui lisent des livres est assez homme de bonne volonté pour reconnaître des devoirs et des exigences de cet ordre, pour prêter l’oreille à un tel art d’intentions dans le langage? Bref, « l’oreille » manque pour de telles choses et l’on n’entend pas les plus violents contrastes du style et la plus subtile maîtrise est gaspillée comme devant des sourds. — Ce furent là mes pensées en remarquant comme on confondait, grossièrement et sans s’en douter, deux maîtres dans l’art de la prose, dont l’un laisse tomber les mots goutte à goutte, froidement et avec hésitation, comme si ces mot filtraient de la voûte d’une caverne humide — il compte sur leur sonorité et leur assonance, — dont l’autre se sert de sa langue comme d’une épée flexible, sentant courir depuis son bras jusqu’aux orteils la joie dangereuse de la lame tremblante et tranchante, qui voudrait mordre, siffler et couper. —