Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-247]

Le fait que ce sont précisément nos bons musiciens qui...

Le fait que ce sont précisément nos bons musiciens qui écrivent mal montre combien le style allemand a peu de rapport avec l’harmonie et l’oreille. L’Allemand ne lit pas à voix haute, il ne lit pas pour l’oreille, mais seulement avec les yeux: il a escamoté ses oreilles. L’homme de l’antiquité lorsqu’il lisait — cela arrivait assez rarement, — se faisait la lecture à lui-même, à voix haute; on s’étonnait de voir quelqu’un lire à voix basse et l’on s’en demandait à part soi les raisons. À voix haute: cela veut dire avec tous les gonflements, toutes les inflexions de voix et tous les changements de ton et les modifications d’allure qui faisaient la joie de l’antique vie publique. Alors, les lois du style écrit étaient les mêmes que celles du style verbal, lois qui dépendaient, d’une part, du développement extraordinaire, des besoins raffinés de l’oreille et du larynx, d’autre part, de la force, de la durée et de la puissance du poumon antique. Une période au sens des antiques est avant tout un ensemble physiologique, en tant qu’elle se résume en un seul souffle. Une période, telle que celles de Démosthène et de Cicéron, ascendante et descendante par deux fois, et tout d’un seul souffle: voilà une jouissance pour les hommes antiques, qui savaient en goûter les qualités, eux à qui leur éducation permettait d’apprécier ce qu’il y avait là de rare et de difficile. — Nous, nous n’avons en somme aucun droit à la grande période, nous autres hommes modernes à la respiration courte sous tous les rapports. Tous ces anciens étaient eux-mêmes des dilettantes du discours, c’est-à-dire des connaisseurs et des critiques; — c’est avec cela qu’ils poussaient leurs orateurs à bout, de même qu’au siècle dernier où presque tous les Italiens, hommes et femmes, savaient chanter, la virtuosité du chant occupait le premier rang en Italie (en même temps que l’art de la mélodie —). Mais en Allemagne (exception faite des temps les plus récents, où une sorte d’éloquence de tribune agite timidement et lourdement ses jeunes ailes) il n’y avait en somme qu’une sorte de discours publics à peu près soumis aux règles de l’art: c’est le discours prononcé du haut de la chaire. En Allemagne, le prédicateur seul savait ce que pèsent une syllabe et un mot, comment une phrase porte, bondit, se précipite, jaillit et se fond, lui seul avait de la conscience, car il y a assez de raisons pour croire qu’un Allemand atteint rarement, presque toujours trop tard, la perfection dans le discours. C’est pourquoi le chef-d’œuvre de la prose allemande est à juste titre le chef-d’œuvre de son plus grand prédicateur: la Bible fut jusqu’à présent le meilleur livre allemand. Opposé à la Bible de Luther presque tout le reste n’est que « littérature », — une chose qui n’a pas grandi en Allemagne, qui, par conséquent, n’a pas pris racine dans les cœurs allemands comme l’a fait la Bible.