[JGB-256]
Grâce aux divisions morbides que la folie des nationalités...
Grâce aux divisions morbides que la folie des nationalités a mises et met encore entre les peuples de l’Europe, grâce aux politiciens à la vue courte et aux mains promptes qui règnent aujourd’hui avec l’aide du patriotisme, sans soupçonner à quel point leur politique de désunion est fatalement une simple politique d’entr’acte, — grâce à tout cela, et à bien des choses encore qu’on ne peut dire aujourd’hui, on méconnaît ou on déforme mensongèrement les signes qui prouvent de la manière la plus manifeste que l’Europe veut devenir une. Tous les hommes un peu profonds et d’esprit large qu’a vus ce siècle ont tendu vers ce but unique le travail secret de leur âme: ils voulurent frayer les voies à un nouvel accord et tentèrent de réaliser en eux-mêmes l’Européen à venir; s’ils appartinrent à une patrie, ce ne fut jamais que par les régions superficielles de leur intelligence, ou aux heures de défaillance, ou l’âge venu: ils se reposaient d’eux-mêmes en devenant « patriotes ». Je songe à des hommes comme Napoléon, Gœthe, Beethoven, Stendhal, Henri Heine, Schopenhauer. Qu’on ne m’en veuille pas trop de nommer à leur suite Richard Wagner. Il ne faut pas se laisser induire à le mal juger par ses propres méprises sur son compte: aux génies de son espèce il n’est pas toujours donné de se comprendre eux-mêmes. Et que l’on ne se laisse point tromper par le vacarme malséant au moyen duquel, en ce moment même, en France, on cherche à le repousser et à l’exclure: cela n’empêche qu’il n’y ait une parenté étroite et intime entre le romantisme tardif des Français des années 1840 à 1850 et Richard Wagner. Ils ont en commun les mêmes aspirations les plus hautes et les plus profondes: c’est l’âme de l’Europe, de l’Europe une, qui, sous la véhémente diversité de leurs expressions artistiques, fait effort vers autre chose, vers une chose plus haute. — Vers quoi? vers une lumière nouvelle? vers un soleil nouveau? Mais qui se flatterait d’expliquer avec précision ce que ne surent pas énoncer clairement ces maîtres, créateurs de nouveaux modes d’expression artistique? Une seule chose est certaine, c’est qu’ils furent tourmentés d’un même élan, c’est qu’ils cherchèrent de la même façon, eux, les derniers grands chercheurs ! Tous dominés par la littérature, qui imprégnait jusqu’à l’œil des peintres et l’oreille des musiciens, ils furent les premiers artistes qui aient eu une culture littéraire universelle; presque tous écrivains ou poètes eux-mêmes, maniant presque tous plusieurs arts et plusieurs sens, et les interprétant l’un par l’autre (— Wagner, comme musicien est un peintre, comme peintre un musicien, et, d’une façon générale, en tant qu’artiste c’est un comédien —); tous fanatiques de l’expression à tout prix — je songe surtout à Delacroix, très proche parent de Wagner; — tous grands explorateurs sur le domaine du sublime, comme aussi du laid et du hideux, plus grands inventeurs encore en matière d’effet de mise en scène, d’étalage; tous ayant un talent bien au delà de leur génie; virtuoses jusque dans les moelles sachant les secrets accès de ce qui séduit, enchante, contraint, subjugue; tous ennemis nés de la logique et des lignes droites, assoiffés de l’étrange, de l’exotique, du monstrueux, du contrefait, du contradictoire; et puis, en tant qu’hommes, tous Tantales de la volonté, plébéiens parvenus, également incapables d’une allure noble, mesurée et lente dans la conduite de leur vie et dans leur production artistique, — songez, par exemple, à Balzac; — travailleurs effrénés, se dévorant eux-mêmes à force de travail; ennemis des lois et révoltés en morale, ambitieux et avides sans mesure, sans répit, sans plaisir; tous venant enfin se briser et s’écrouler aux pieds de la croix du Christ (— et ils avaient raison: car qui d’entre eux aurait eu assez de profondeur et de spontanéité créatrice pour une philosophie de l’Antéchrist?) — En somme ce fut là toute une famille d’hommes audacieux jusqu’à la folie, magnifiquement violents, emportés eux-mêmes et emportant les autres d’un essor superbe, une famille d’hommes supérieurs destinés à enseigner à leur siècle — au siècle de la foule ! — ce qu’est un « homme supérieur »… C’est affaire aux Allemands, amis de Richard Wagner, de se demander s’il y a dans l’art wagnérien quelque chose qui soit purement allemand, ou si le caractère distinctif de cet art n’est pas précisément de dériver des sources et de suggestions supra-allemandes: mais dans cette évaluation, on doit faire la place qu’il mérite à ce fait qu’il fallut Paris pour donner à Wagner sa marque propre, qu’il s’y sentit porté d’un irrésistible élan à l’époque la plus décisive de sa vie, et qu’il ne se formula définitivement à lui-même ses desseins sur le monde et son auto-apostolat que lorsqu’il eut sous les yeux comme modèle le socialisme français. Une analyse plus délicate établira peut-être, à l’honneur de ce qu’il y a d’allemand dans Richard Wagner, qu’il fit tout d’une manière plus forte, plus audacieuse, plus rude, plus haute que n’eût pu le faire un Français du dix-neuvième siècle — grâce au fait que nous autres Allemands, nous sommes restés plus proches de la barbarie que les Français. Peut-être même ce que Richard Wagner a créé de plus surprenant, sera-t-il à tout jamais insaisissable, incompréhensible, inimitable pour toute la race latine si tardive: je veux dire la figure de Siegfried, de cet homme très libre, beaucoup trop libre, peut-être, et trop rude, et trop joyeux et trop bien portant, et trop anti-catholique pour le goût de peuples très vieux et très civilisés. Peut-être même ce Siegfried anti-latin fut-il un péché contre le romantisme; mais ce péché, Wagner l’a racheté largement dans sa triste et confuse vieillesse lorsque, anticipant sur une mode qui est devenue depuis une politique, il s’est mis, avec toute sa véhémence religieuse, à prêcher aux autres, sinon à entreprendre lui-même, le chemin qui mène à Rome. Pour qu’on ne se méprenne pas sur ces dernières paroles, je veux m’aider de quelques rimes savoureuses, qui feront deviner, même aux oreilles les plus grossières, ce que je veux, — en quoi j’en veux au « Wagner de la dernière période » et à sa musique de Parsifal: — Est-ce encore allemand? — C’est des cœurs allemands qu’est venu ce lourd hurlement Et ce sont les corps allemands qui se mortifient ainsi? Allemandes sont ces mains tendues de prêtres bénissants, Cette excitation des sens à l’odeur d’encens ! Et allemands ces heurts, ces chutes et ces vacillements, Ces incertains bourdonnements? Ces œillades de nonnes, ces Ave, ces bim-bams ! Ces extases célestes, ces faux ravissements, — Est-ce encore allemand? — Songez-y ! vous êtes encore à la porte: — Car ce que vous entendez, c’est Rome, — La foi de Rome, sans paroles ! CHAPITRE NEUVIÈME QU’EST-CE QUI EST NOBLE?