Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-262]

Une espèce se forme, un type devient stable et fort par le...

Une espèce se forme, un type devient stable et fort par le long combat contre des conditions constantes et essentiellement défavorables. On sait, d’autre part, l’expérience des éleveurs en fait foi, que les espèces auxquelles est départie une nourriture surabondante, et, en général, un excédent de protection et de soins, penchent aussitôt, de la façon la plus intense, vers les variations du type et deviennent riche en caractères extraordinaires et en monstruosités (et aussi en vice monstrueux). Que l’on considère donc une communauté aristocratique, une antique polis grecque par exemple, ou peut-être Venise, en tant qu’institutions volontaires ou involontaires en vue de l’éducation. Il y a là une agglomération d’hommes, abandonnés à eux-mêmes, qui veulent faire triompher leur espèce, généralement parce qu’ils sont forcés de s’imposer sous peine de se voir exterminés. Ici ce bien-être, cette surabondance, cette protection qui favorisent les variations font défaut; l’espèce a besoin de l’espèce en tant qu’espèce, comme de quelque chose qui, justement grâce à sa dureté, à son uniformité, à la simplicité de sa forme, peut s’imposer et se rendre durable dans la lutte perpétuelle avec les voisins ou avec les opprimés en révolte, ou menaçant sans cesse de se révolter. L’expérience la plus multiple apprend à l’espèce grâce à quelles qualités surtout, en dépit des dieux et des hommes, elle existe toujours et a toujours remporté la victoire. Ces qualités elle les appelle vertus, ces vertus seules elle les développe. Elle le fait avec dureté, elle exige même la dureté. Toute morale aristocratique est intolérante dans l’éducation de la jeunesse, dans sa façon de disposer des femmes, dans les mœurs matrimoniales, dans les rapports des jeunes et des vieux, dans les lois pénales (lesquelles ne prennent en considération que ceux qui dégénèrent). Elle range l’intolérance même au nombre des vertus sous le nom d’« équité ». Un type qui présente peu de traits, mais des traits fort prononcés, une espèce d’hommes sévère, guerrière, sagement muette, fermée, renfermée (et, comme telle, douée de la sensibilité la plus délicate pour le charme et les nuances de la société), une telle espèce est fixée de la sorte au-dessus du changement de génération. La lutte continuelle contre des conditions toujours également défavorables est, je le répète, ce qui rend un type stable et dur. Enfin un état plus heureux finit cependant par naître, la tension formidable diminue; peut-être n’y a-t-il plus d’ennemis parmi les voisins, et les moyens d’existence, même de jouissance de l’existence, deviennent surabondant. D’un seul coup se brise les liens de la contrainte de l’ancienne discipline: elle n’est plus considérée comme nécessaire, elle n’est plus condition d’existence, — si elle voulait subsister elle ne le pourrait que comme une forme de luxe, comme goût archaïque. La variation, soit sous forme de transformation (en quelque chose de plus haut, de plus fin, de plus rare), soit sous forme de dégénérescence et de monstruosité, paraît aussitôt en scène dans toute sa plénitude et sa splendeur, l’être unique ose être unique et se détacher du reste. À ce point critique de l’histoire se montrent, juxtaposés et souvent enchevêtrés et emmêlés, les efforts de croissance et d’élévation les plus superbes, les plus multiples et les plus touffus. C’est une sorte d’allure tropique dans la rivalité de croissance, et une prodigieuse course à la chute et à l’abîme, grâce aux égoïsmes tournés les uns contre les autres qui éclatent en quelque sorte, luttent ensemble pour « le soleil et la lumière », et ne savent plus trouver de limites, de frein et de modération dans la morale jusque-là régnante. Ce fut cette morale elle-même qui avait amassé la force jusqu’à l’énormité, qui avait tendu l’arc d’une façon si menaçante; maintenant elle est surmontée, elle a « vécu ». Le point périlleux et inquiétant est atteint, où la vie plus grande, plus multiple, plus vaste, l’emporte sur la vieille morale; « l’individu » est là, forcé à se donner à lui-même des lois, à avoir son art propre et ses ruses pour la conservation, l’élévation et l’affranchissement de soi. Rien que de nouveaux pourquoi et de nouveaux comment? plus de formules générale, des méprises et des mépris ligués ensemble, la chute, la corruption et les désirs les plus hauts joints et épouvantablement enchevêtrés, le génie de la race débordant de toutes les coupes du bien et du mal, une simultanéité fatale de printemps et d’automne, pleine d’attrait nouveaux et de mystères, propres à la corruption jeune, point encore épuisée et lassée. De nouveau, le danger se présente, le père de la morale, le grand danger, cette fois transporté dans l’individu, dans le proche et dans l’ami, dans la rue, dans son propre enfant, dans son propre cœur, dans tout ce qui est le plus propre et le plus mystérieux en fait de désirs et de volontés. Les moralistes qui arrivent en ce temps qu’auront-ils à prêcher? Ils découvriront, ces subtils observateurs debout au coin des rues, que c’en est bientôt fait, que tout autour d’eux se corrompt et corrompt, que rien ne dure jusqu’au surlendemain, une seule espèce d’hommes exceptée, l’incurablement médiocre. Les médiocres seuls ont la perspective de se continuer, de se reproduire, — ils sont les hommes de l’avenir, les seuls qui survivent. « Soyez comme eux, devenez médiocres ! » c’est aujourd’hui la seule morale qui ait encore un sens, qui trouve encore des oreilles pour l’écouter. — Mais elle est difficile à prêcher, cette morale de la médiocrité ! — elle n’ose jamais avouer ce qu’elle est et ce qu’elle veut ! elle doit parler de mesure, de dignité et de devoir, et d’amour du prochain, — elle aura de la peine à dissimuler son ironie ! —