Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-269]

Plus un psychologue — un psychologue prédestiné et un...

Plus un psychologue — un psychologue prédestiné et un devineur d’âmes — se tourne vers les cas et les hommes exceptionnels, plus est grand le danger pour lui d’être étouffé par la compassion. Il a besoin de dureté et de gaieté plus qu’avec un autre homme. Car la corruption, la course à l’abime des hommes supérieurs, des âmes d’espèce étrange, est la règle. Or il est terrible d’avoir toujours cette règle devant les yeux. Le martyre compliqué du psychologue qui a découvert cette course à l’abime, qui découvre une fois, puis presque toujours à nouveau et dans l’histoire tout entière, cette complète « désespérance » intérieure de l’homme supérieur, cet éternel « trop tard ! » dans tous les sens, — ce martyre, dis-je, pourra, un jour, être cause que l’homme supérieur se tourne avec amertume contre sa propre destinée, et tente de se détruire — de se faire « périr » lui-même. On remarque chez presque tous les psychologue un penchant significatif et un plaisir à fréquenter des hommes vulgaires, les hommes qui vivent selon la règle: le psychologue laisse deviner par là qu’il a toujours besoin de guérir, qu’il a besoin de fuir, d’oublier, de rejeter ce que son regard et son scalpel, ce que son « métier » lui a mis sur la conscience. La crainte de sa mémoire lui est particulière. Il lui arrive souvent de se taire devant le jugement d’autrui: alors il écoute avec un visage impassible, pour entendre comment on honore, on admire, on aime, on glorifie, là où il s’est contenté de regarder. Ou bien il cache encore d’avantage son mutisme en approuvant expressément une quelconque opinion de premier plan. Peut-être le caractère paradoxal de sa situation s’approche-t-il tellement de l’épouvantable que la masse, les civilisés, les exaltés, apprendront de leur côté la haute vénération, quand lui n’a éprouvé que la grande pitié à côté du grand mépris, — la vénération pour les « grands hommes » et les bêtes prodigieuses, à cause desquels on bénit et on honore sa patrie, la terre, la dignité humaine et soi-même, proposant ces hommes comme modèle et comme système d’éducation à la jeunesse, voulant façonner la jeunesse d’après eux… Et qui sait si jusqu’à présent, dans tous les cas importants le phénomène ne s’est pas produit: la multitude adorait un Dieu, — et le « Dieu » n’était qu’une pauvre victime ! Le succès fut toujours un grand menteur, — et l’« œuvre » elle-même est un succès; le grand homme d’État, le conquérant, l’inventeur sont déguisés dans leurs créations jusqu’à en être méconnaissables. L’« œuvre », celle de l’artiste, du philosophe, invente d’abord celui qui l’a créée, que l’on suppose l’avoir créée; les « grands hommes » tels qu’ils sont honorés, sont de mauvais petits poèmes faits après coup; dans le monde des valeurs historiques règne le faux monnayage. Ces grands poètes par exemple, les Byron, les Musset, les Poë, les Léopardi, les Kleist, les Gogol (je n’ose nommer de plus grands noms, mais c’est à eux que je pense), — tels qu’ils sont, tels qu’ils doivent être, comme il semble — hommes du moment, exaltés, sensuels, enfantins, passant brusquement et sans raison de la confiance à la défiance; avec des âmes où se cache généralement quelque fêlure; se vengeant souvent par leurs ouvrages d’une souillure intime, cherchant souvent par leur essor à fuir une mémoire trop fidèle, souvent égarés dans la boue et s’y complaisant presque, jusqu’à ce qu’ils deviennent semblables aux feux follets qui, s’agitant autour des marécages, se déguisent en étoiles — le peuple les appelle alors idéalistes, — souvent en lutte avec un long dégoût, avec un fantôme d’incrédulité qui reparaît sans cesse, les refroidit et les réduit à avoir soif de gloire, à se repaître de la « foi en eux-mêmes » que leur jette quelques flatteurs enivrés. Quels martyrs sont ces grands artistes et en général les hommes supérieurs aux yeux de celui qui les a une fois devinés ! Il est bien compréhensible que, pour la femme — qui est clairvoyante dans le monde de la souffrance, et malheureusement aussi avide d’aider et de secourir bien au-delà de ses forces, — les grands hommes aient été une proie si facile aux explosions d’une compassion immense et dévouée qui va jusqu’au sacrifice. Mais la foule, et surtout la foule qui vénère, ne les comprend pas, et elle charge cette pitié d’interprétations indélicates et vaniteuses. Aussi la compassion se trompe-t-elle invariablement sur sa force: la femme voudrait se persuader que l’amour peut tout, — c’est là sa superstition propre. Hélas ! celui qui connaît le cœur humain devine combien pauvre, impuissant, présomptueux, inhabile, est l’amour, même le meilleur, même le plus profond, combien il détruit plus qu’il ne réconforte ! — Il est possible que, sous la fable sainte et le déguisement de la vie de Jésus, se cache un des cas les plus douloureux du martyre de la conscience de l’amour, le martyre du cœur le plus innocent et le plus avide, auquel ne suffisait aucun amour humain, du cœur qui désirait l’amour, qui voulait être aimé et rien que cela, avec dureté, avec frénésie, avec de terribles explosions contre ceux qui lui refusaient l’amour. C’est l’histoire d’un pauvre être insatisfait et insatiable dans l’amour d’un être qui dut inventer l’enfer pour y précipiter ceux qui ne voulaient pas l’aimer, — et qui, enfin éclairé sur l’amour des hommes, fut forcé d’inventer un Dieu qui fût tout amour, totalement puissance d’amour, — qui eût pitié de l’amour humain parce que cet amour est si misérable, si ignorant ! Celui qui sent ainsi, qui connaît ainsi l’amour — cherche la mort. Mais pourquoi poursuivre des choses aussi douloureuses? En supposant qu’on n’y soit pas obligé. —