[JGB-46]
La foi, telle que l’exigeait le premier christianisme,...
La foi, telle que l’exigeait le premier christianisme, telle qu’il l’a souvent réalisée, au milieu d’un monde sceptique d’esprits libres et méditerranéens qui avaient derrière eux la lutte séculaire d’écoles philosophiques, sans oublier l’éducation de tolérance que donnait l’Empire romain, — cette foi est toute différente de cette croyance de fidèle sujet, naïve et hargneuse, par laquelle un Luther, un Cromwell ou quelque autre barbare du Nord s’attachèrent à leur Dieu et à leur christianisme. Elle se retrouve bien plutôt dans la foi de Pascal, cette foi qui ressemble d’une façon épouvantable à un continuel suicide de la raison. C’était là une raison tenace et opiniâtre comme un ver rongeur, et on ne saurait l’assommer d’un seul coup. La foi chrétienne est dès l’origine un sacrifice: sacrifice de toute indépendance, de toute fierté, de toute liberté de l’esprit, en même temps servilité, insulte à soi-même, mutilation de soi. Il y a de la cruauté et du phénicisme religieux dans cette croyance, imposée à une conscience tendre, compliquée et très délicate: elle suppose que la soumission de l’esprit fait infiniment mal, que tout le passé et les habitudes d’un tel esprit se révoltent contre l’absurdissimum que représente, pour lui, une telle « foi ». Les hommes modernes, sur lesquels s’est usée la nomenclature chrétienne, ne ressentent plus ce qu’il y avait de terrible et de superlatif, pour le goût antique, dans le paradoxe de la formule « Dieu en croix ». Jamais et nulle-part il n’y a plus eu jusqu’à présent une telle audace dans le renversement des idées, quelque chose d’aussi terrible, d’aussi angoissant et d’aussi problématique que cette formule: elle promettait une transmutation de toutes les valeurs antiques. — C’est l’Orient, l’Orient profond, l’esclave oriental qui se vengeait ainsi de Rome, de sa noble et frivole tolérance, qui se vengeait de ce "catholicisme" romain de l’incrédulité. Et ce ne fut toujours pas la foi, mais l’indépendance à l’égard de la foi, cette insouciance souriante et demi-stoïque en face du sérieux de la foi qui, chez les maîtres, révolta les esclaves contre leurs maîtres ! La « lumière » révolte: car l’esclave veut quelque chose d’absolu, il ne comprend que ce qui est tyrannique, même en morale. Il aime comme il hait, sans nuance, profondément, jusqu’à la douleur, jusqu’à la maladie. Sa longue souffrance dissimulée se révolte contre le bon goût qui paraît nier la souffrance. Le scepticisme à l’égard de la souffrance n’est au fond qu’une attitude de la morale aristocratique. Il n’est pas la moindre cause de la dernière grande révolte d’esclaves qui a commencé avec la Révolution française.