Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-103]

« L’innocence de la méchanceté »

La méchanceté n’a pas pour but en soi la souffrance d’autrui, mais sa propre jouissance, sous forme par exemple d’un sentiment de vengeance ou d’une forte excitation nerveuse. Rien que la taquinerie montre quel plaisir il y a à exercer sa puissance sur autrui et à en arriver au sentiment agréable de la supériorité. Maintenant, l’immoralité consiste-t-elle à prendre du plaisir au déplaisir d’autrui? La joie de nuire est-elle diabolique, comme le dit Schopenhauer? Le fait est que nous prenons plaisir dans la nature à rompre des branches, à briser des pierres, à combattre les animaux sauvages, et cela, pour en tirer la conscience de notre force. Le fait de savoir qu’un autre souffre par nous rendrait donc immorale ici la même chose à l’égard de laquelle nous nous sentons autrement irresponsables? Mais si on ne le savait pas, on n’y trouverait pas non plus le plaisir de sa supériorité; celle-ci ne peut se manifester que dans la souffrance d’autrui, par exemple dans la taquinerie. Tout plaisir en lui-même n’est ni bon ni mauvais; d’où viendrait alors cette distinction que, pour prendre plaisir à soi-même, on n’a pas le droit d’exciter le déplaisir d’autrui? Uniquement du point de vue de l’utilité, C’est-à-dire de la considération des conséquences, d’un déplaisir éventuel, au cas où l’homme lésé, ou l’État qui le représente, ferait attendre un châtiment et une vengeance: cela seul peut à l’origine avoir fourni le motif pour s’interdire de tels actes. — La pitié a aussi peu le plaisir d’autrui pour but que, comme j’ai dit, la méchanceté ne se propose la douleur d’autrui en soi. Car elle cache au moins deux éléments (peut-être bien plus) de plaisir personnel et n’est sous cette forme que le contentement de soi: d’abord il y a le plaisir de l’émotion, telle qu’est la pitié dans la tragédie, puis, lorsqu’on passe à l’acte, le plaisir de se contenter en exerçant sa puissance. Pour peu qu’en outre une personne qui souffre nous soit très proche, nous nous ôtons à nous-mêmes une souffrance en accomplissant des actes de pitié. — Hormis quelques philosophes, les hommes ont toujours mis la pitié à un rang assez bas dans la série des sentiments moraux: à bon droit.