Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-104]

Légitime défense

Si l’on admet d’une façon générale la légitime défense pour morale, il faut admettre aussi presque toutes les manifestations de l’égoïsme dit immoral: on fait mal, on vole ou on tue pour se conserver ou pour se garantir, pour prévenir une infortune personnelle; on ment lorsque la ruse et les détours sont le vrai moyen de satisfaire à l’instinct de conservation. Nuire à dessein, quand il s’agit de notre existence ou de notre sécurité (conservation de notre bien-être) est admis comme moral; l’État lui-même nuit au même point de vue, quand il prononce une peine. Ce ne peut naturellement pas être dans l’action de nuire à son insu que réside l’immoralité: là, c’est le hasard qui règne. Y a-t-il donc une espèce d’action de nuire à dessein où il ne s’agisse pas de notre existence, de la conservation de notre bien-être? Y a-t-il une manière de nuire à dessein par méchanceté pure, par exemple dans la cruauté? Si l’on ne sait pas le mal que fait son acte, ce n’est pas un acte de méchanceté; ainsi l’enfant à l’égard de l’animal n’est pas pervers, n’est pas méchant: il l’éprouve et le détruit comme son joujou. Mais sait-on jamais pleinement le mal qu’un acte fait à autrui? La limite où s’étend l’action de notre système nerveux est celle où nous nous garons de la douleur: si elle s’étendait plus loin, jusque dans nos semblables, nous ne ferions de mal à personne (sauf dans les cas où nous nous en faisons à nous-mêmes, où par exemple nous nous taillons pour notre guérison, nous nous fatiguons et faisons des efforts pour notre santé). Nous concluons par analogie que quelque chose fait mal à quelqu’un et, par le souvenir et la force de l’imagination, nous pouvons en souffrir nous-mêmes. Mais quelle différence il reste toujours entre le mal de dents et le mal (pitié) qu’excite la vue du mal de dents ! Ainsi: lorsqu’on nuit soi-disant par méchanceté, le degré de la douleur causée nous est dans tous les cas inconnu; or dans la mesure où il y a plaisir à l’acte (sentiment de sa propre puissance, de sa propre forte excitation), l’acte se fait pour conserver le bien-être de l’individu et tombe ainsi sous le même point de vue que la légitime défense, le mensonge légitime. Sans plaisir, point de vie; le combat pour le plaisir est le combat pour la vie. De savoir si l’individu livre ce combat de sorte que les hommes l’appellent bon ou de sorte qu’ils l’appellent mauvais, c’est une question que décident le niveau et la nature de son intelligence.