Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-107]

Irresponsabilité et innocence

La complète irresponsabilité de l’homme à l’égard de ses actes et de son être est la goutte la plus amère que le chercheur doit avaler, lorsqu’il a été habitué à voir dans la responsabilité et le devoir les lettres de noblesse de l’humanité. Toutes ses appréciations, ses désignations, ses penchants sont par là devenus sans valeur et faux: son sentiment le plus profond, celui qu’il portait au martyr, au héros, a pris la valeur d’une erreur; il n’a plus le droit de louer, ni de blâmer, car il ne rime à rien de louer et de blâmer la nature et la nécessité. De même qu’il aime une belle œuvre, mais ne la loue pas, parce qu’elle ne peut rien par elle-même; tel il est devant une plante, tel il doit être devant les actions des hommes, devant les siennes propres. Il peut en admirer la force, la beauté, la plénitude, mais il ne lui est pas permis d’y trouver du mérite: le phénomène chimique et la lutte des éléments, les tortures du malade qui a soif de guérison sont juste autant des mérites que ces luttes et ces détresses de l’âme où l’on est tiraillé par divers motifs en divers sens, jusqu’à ce qu’enfin on se décide pour le plus puissant — comme on dit (mais en réalité, jusqu’à ce que le plus puissant décide de nous). Mais tous ces motifs, quelque grands noms que nous leur donnions, sont sortis des mêmes racines où nous croyons que résident les poisons malfaisants; entre les bonnes et les mauvaises actions, il n’y a pas une différence d’espèce, mais tout au plus de degré.Les bonnes actions sont de mauvaises actions sublimées: les mauvaises actions sont de bonnes actions grossièrement, sottement accomplies. Un seul désir de l’individu, celui de la jouissance de soi-même (uni à la crainte d’en être frustré), se satisfait dans toutes les circonstances, de quelque façon que l’homme puisse, c’est-à-dire doive agir; que ce soit en actes de vanité, de vengeance, de plaisir, d’intérêt, de méchanceté, de perfidie, que ce soit en actes de sacrifice, de pitié, de recherche scientifique. Les degrés du jugement décident dans quelle direction chacun se laissera entraîner par ce désir; il y a continuellement présente à chaque société, à chaque individu,une hiérarchie des biens d’après laquelle il détermine ses actes et juge ceux d’autrui. Mais cette échelle de mesure se transforme continuellement, beaucoup d’actes s’appellent méchants et ne sont que bêtes, parce que le niveau de l’intelligence qui s’est décidée pour eux était très bas. Mieux encore, en un certain sens, aujourd’hui encore tous les actes sont bêtes, parce que le niveau le plus élevé de l’intelligence humaine qui peut être atteint actuellement sera sûrement encore dépassé: et alors, en regardant en arrière, toute notre conduite et tous nos jugements paraîtront aussi bornés et irréfléchis que la conduite et les jugements de peuplades sauvages arriérées nous apparaissent aujourd’hui bornés et irréfléchis. — Se rendre compte de tout cela peut causer une profonde douleur, mais il y a une consolation: ces douleurs là sont des douleurs d’enfantement. Le papillon veut briser son enveloppe, il la déchiquette, il la déchire: alors vient l’aveugler et l’enivrer la lumière inconnue, l’empire de la liberté. C’est dans des hommes qui sont capables de cette tristesse — qu’ils seront peu — que se fait le premier essai de savoir si l’humanité, de morale qu’elle est, peut se transformer en sage. Le soleil d’un Évangile nouveau jette son premier rayon sur les plus hauts sommets dans les âmes de ces isolés: là les nuages s’accumulent plus épais que partout ailleurs, et côte à côte règnent la clarté la plus pure et le plus sombre crépuscule. Tout est nécessité — ainsi parle la science nouvelle: et cette science elle-même est nécessaire. Tout est innocence: et la science est la voie qui mène à pénétrer cette innocence. Si la volupté, l’égoïsme, la vanité sont nécessaires à la production des phénomènes moraux et de leur floraison la plus haute, le sens de la vérité et de la justice de la connaissance; si l’erreur et l’égarement de l’imagination a été l’unique moyen par lequel l’humanité pouvait s’élever peu à peu à ce degré d’éclairement et d’affranchissement de soi-même — qui oserait être triste d’apercevoir le but où mènent ces chemins? Tout dans le domaine de la morale est modifié, changeant, incertain, tout est en fluctuation, il est vrai: mais aussi tout est en cours: et vers un seul but. L’habitude héréditaire des erreurs d’appréciation, d’amour, de haine, a beau continuer d’agir en nous, sous l’influence de la science en croissance elle se fera plus faible: une nouvelle habitude, celle de comprendre, de ne pas aimer, de ne pas haïr, de voir de haut, s’implante insensiblement en nous dans le même sol et sera, dans des milliers d’années, peut-être assez puissante pour donner à l’humanité la force de produire l’homme sage, innocent (ayant conscience de son innocence), aussi régulièrement qu’elle produit actuellement l’homme non sage, injuste, ayant conscience de sa faute — c’est-à-dire l’antécédent nécessaire, non pas l’opposé de celui-là. Humain, trop humain/III < Humain, trop humain Friedrich Nietzsche Humain, trop humain Traduction par Alexandre-Marie Desrousseaux . Société du Mercure de France, 1906 [septième édition] (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5, pp. 135-182). ◄ POUR SERVIR À L’HISTOIRE DES SENTIMENTS MORAUX DE L’ÂME DES ARTISTES ET DES ÉCRIVAINS ► LA VIE RELIGIEUSE CHAPITRE III LA VIE RELIGIEUSE