Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-16]

Apparence et chose en soi

Les philosophes ont accoutumé de se mettre devant la vie et l’expérience devant ce qu’ils appellent le monde de l’expérience — comme devant un tableau, qui a été déroulé une fois pour toutes et représente immuablement, invariablement, la même scène: cette scène pensent-ils, doit être bien expliquée pour en tirer une conclusion sur l’être qui a produit le tableau: de cet effet donc à la cause, partant à l’inconditionné, qui est toujours regardé comme la raison suffisante du monde de l’apparence. Contre cette idée, l’on doit, en prenant le concept du métaphysique exactement pour celui de l’inconditionné, conséquemment aussi de l’inconditionnant, tout au rebours nier toute dépendance entre l’inconditionné (le monde métaphysique) et le monde connu de nous: si bien que dans l’apparence n’apparaisse absolument pas la chose en soi, et que toute conclusion de l’une à l’autre soit à repousser. D’un côté, on ne tient pas compte de ce fait, que ce tableau — ce qui, pour nous, hommes, s’appelle actuellement vie et expérience — est devenu peu à peu ce qu’il est, même est encore entièrement dans le devenir, et par cette raison ne saurait être considéré comme une grandeur stable, de laquelle on aurait le droit de tirer ou même seulement d’écarter une conclusion sur le créateur (la cause suffisante). C’est parce que nous avons, depuis des milliers d’années, regardé le monde avec des prétentions morales, esthétiques, religieuses, avec une aveugle inclination, passion ou crainte, et pris tout notre saoul des impertinences de la pensée illogique, que ce monde est devenu peu à peu si merveilleusement bariolé, terrible,profond de sens, plein d’âme; il a reçu des couleurs — mais c’est nous qui avons été les coloristes: l’intelligence humaine, à cause des appétits humains, des affections humaines, a fait apparaître cette « apparence » et transporté dans les choses ses conceptions fondamentales erronées. Tard, très tard, elle se prend à réfléchir: et alors le monde de l’expérience et la chose en soi lui paraissent si extraordinairement divers et séparés qu’elle repousse la conclusion de celui-là à celle-ci — ou réclame, d’une manière mystérieuse à faire frémir, l’abdication de notre intelligence, de notre volonté personnelle: pour arriver à l’essence par cette voie, que l’on devienne essentiel. Inversement, d’autres ont recueilli tous les traits caractéristiques de notre monde de l’apparence — c’est-à-dire de la représentation du monde sortie d’erreurs intellectuelles et à nous transmise par l’hérédité — et, au lieu d’accuser l’intelligence comme coupable, ont rendu responsable l’essence des choses, à titre de cause de ce caractère réel très inquiétant du monde, et prêché l’affranchissement de l’Être. — De toutes ces conceptions, la marche constante et pénible de la science, célébrant enfin une bonne fois son plus haut triomphe dans une histoire de la genèse de la pensée, viendra à bout d’une manière définitive, dont le résultat pourrait peut-être aboutir à cette proposition: ce que nous nommons actuellement le monde est le résultat d’une foule d’erreurs et de fantaisies, qui sont nées peu à peu dans l’évolution d’ensemble des êtres organisés, se sont entrelacées dans leur croissance, et nous arrivent maintenant par héritage comme un trésor accumulé de tout le passé, — comme un trésor: car la valeur de notre humanité repose là-dessus. De ce monde de la représentation, la science sévère peut effectivement délivrer seulement dans une mesure minime — quoique cela ne soit pas d’ailleurs à souhaiter, — par le fait qu’elle ne peut rompre radicalement la force des habitudes antiques de sentiment: mais elle peut éclairer très progressivement et pas à pas l’histoire de la genèse de ce monde comme représentation — et nous élever, au moins pour quelques instants, au-dessus de toute la série des faits. Peut-être reconnaîtrons-nous alors que la chose en soi est digne d’un rire homérique: qu’elle paraissait être tant, même tout, et qu’elle est proprement vide, notamment vide de sens.