Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-22]

Incroyance au « monumentum aere perennius »

Un désavantage essentiel qu’emporte avec soi la disparition de vues métaphysiques consiste en ce que l’individu restreint trop son regard à sa courte existence et ne ressent plus de fortes impulsions à travailler à des institutions durables, établies pour des siècles; il veut cueillir lui-même les fruits de l’arbre qu’il plante, et parlant il ne plante plus ces arbres qui exigent une culture régulière durant des siècles et qui sont destinés à couvrir de leur ombre de longues suites de générations. Car les vues métaphysiques donnent la croyance qu’en elles est donné le dernier fondement valable sur lequel tout l’avenir de l’humanité est désormais contraint de s’établir et de s’édifier; l’individu avance son salut, lorsque par exemple il fonde une église, un monastère; cela lui sera, pense-t-il, compté et mis en avoir dans l’éternelle persistance des âmes, c’est travailler au salut éternel des âmes. — La science peut-elle aussi éveiller une pareille croyance en ses résultats? En fait, elle emploie comme ses plus fidèles associés le doute et la défiance; avec le temps néanmoins, la somme des vérités intangibles, c’est-à-dire qui survivent à tous les orages du scepticisme, à toutes les analyses peut devenir assez grande (par exemple dans l’hygiène de la santé) pour qu’on se détermine là-dessus à fonder des ouvrages « éternels ». En attendant, le contraste de notre existence éphémère agitée avec le repos de longue haleine des âges métaphysiques agit encore trop fort, parce que les deux époques sont encore trop voisines; l’homme isolé lui-même parcourt aujourd’hui trop d’évolutions intérieures et extérieures pour qu’il ose s’établir, rien que pour sa propre existence, d’une façon durable et une fois pour toutes. Un homme tout à fait moderne, qui veut par exemple se bâtir une maison, éprouve à ce propos le même sentiment que s’il voulait, de son vivant, se murer dans un mausolée.