Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-267]

Apprendre plusieurs langues

Apprendre plusieurs langues remplit la mémoire de mots, au lieu de faits et d’idées, quand cette faculté ne peut chez tout homme recevoir qu’une certaine quantité déterminée de contenu. Puis le fait d’apprendre plusieurs langues est nuisible, en ce qu’il produit l’illusion d’avoir des capacités, et dans le fait donne aussi dans les relations une certaine apparence décevante; puis il est nuisible encore indirectement, en ce qu’il s’oppose à l’acquisition de connaissances de fond et à l’intention de mériter l’estime des hommes par des moyens loyaux. Enfin, il est la hache mise à la racine du sentiment un peu délicat de la langue maternelle: celui-ci en est incurablement blessé et mené à la ruine. Les deux peuples qui ont produit les plus grands artistes de style, les Grecs et les Français, n’apprenaient pas les langues étrangères. — Mais comme le commerce des hommes devient de jour en jour plus cosmopolite et que, par exemple, un bon négociant de Londres doit dès à présent se faire comprendre oralement et par écrit en huit langues, il faut avouer que l’étude de plusieurs langues est un mal nécessaire; mais aussi il finira, en arrivant à l’extrême, par forcer l’humanité à trouver un remède; et, dans un avenir aussi lointain qu’on voudra, il y aura pour tout le monde une langue nouvelle, qui servira d’abord de moyen de communication au trafic, ensuite aux relations intellectuelles, aussi certainement qu’il y aura un jour une navigation aérienne. Autrement, à quoi serait-il bon que la linguistique ait étudié pendant un siècle les lois du langage et apprécié dans chacune des langues ce qu’il y a de nécessaire, d’utile et de réussi?