Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-272]

Phases de la culture individuelle

La force et la faiblesse de la productivité intellectuelle ne dépendent pas tant à beaucoup près des facultés reçues en héritage que de la masse transmise d’énergie. La plupart des jeunes gens cultivés de trente ans reculent à ce point solsticial de leur vie et dès lors ne prennent plus plaisir à de nouvelles orientations intellectuelles. D’où la nécessité alors, pour le salut d’une culture qui s’élève de plus en plus, d’une nouvelle génération, qui à son tour ne la mène pas non plus bien loin: car pour rattraper la culture de son père, le fils doit dépenser presque toute l’énergie héritée que le père possédait lui-même à l’époque de sa vie où il engendra son fils; le petit surplus lui permet d’aller plus loin (car la route étant faite pour la seconde fois, on avance un peu plus vite; le fils ne dépense pas, pour apprendre la même chose que savait son père, tout à fait autant de force). Des hommes très énergiques, comme par exemple Gœthe, frayent autant de chemin qu’à peine quatre générations le peuvent derrière eux; mais cela fait qu’ils avancent trop vite, en sorte que les autres hommes ne les rejoignent qu’au siècle suivant, peut-être jamais complètement, parce que les interruptions fréquentes ont affaibli Ja cohérence de la culture, la continuité de l’évolution. — Les phases habituelles de la culture intellectuelle qui sont atteintes au cours de l’histoire sont atteintes par les hommes de plus en plus vite. Ils commencent actuellement à entrer en culture en qualité d’enfants animés d’un mouvement religieux et arrivent, environ dans la dixième année, à la plus grande vivacité de ces sentiments; ils passent ensuite à des formes plus affaiblies (panthéisme), tandis qu’ils se rapprochent de la science; ils laissent derrière eux Dieu, l’immortalité, et cetera, mais cèdent à la magie d’une philosophie métaphysique. À la fin celle-ci même leur devient incroyable; c’est l’art au contraire qui semble prendre de plus en plus d’importance, au point que pendant un temps la métaphysique ne continue d’exister et ne persiste qu’à la condition de se métamorphoser en art ou sous la forme d’une tendance à expliquer tout par l’art. Cependant , le sens scientifique va devenant plus impérieux et amène l’homme à la science de la nature et à la recherche historique, entre autres, aux méthodes de connaissance les plus rigoureuses, au lieu que l’art prend une signification de plus en plus faible et modeste. Tout cela, de nos jours, se passe ordinairement dans les trente premières années d’un homme. C’est la récapitulation d’une tâche à laquelle l’humanité a travaillé peut-être pendant trente mille ans.