Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-376]

Des amis

Considère seulement une fois avec toi-même combien sont divers les sentiments, combien partagées les opinions, même entre les connaissances les plus proches; combien même des opinions semblables ont dans la tête de tes amis une orientation ou une force tout autre que dans la tienne; de combien de centaines de façons l’occasion vient de se mésentendre, de se fuir réciproquement en ennemis. Après tout cela, tu te diras: Que peu sûr est le sol sur lequel reposent toutes nos liaisons et amitiés, que sont proches les froides averses ou les mauvais temps, que tout homme est isolé! Si un homme s’en rend bien compte, et en outre, de ce que toutes les opinions, et leur espèce et leur force, sont chez ses contemporains aussi nécessaires et irresponsables que leurs actions, s’il acquiert l’œil pour voir cette nécessité intime des opinions sortir de l’indissoluble entrelacs de caractère, d’occupation, de talent, de milieu, — il perdra peut-être l’amertume et l’âpreté de sentiment avec laquelle ce sage s’écriait: « Amis, il n’y a point d’amis ! » Il se fera plutôt cet aveu: Oui, il y a des amis, mais c’est l’erreur, l’illusion sur toi qui les a conduits vers toi; et il leur faut avoir appris à se taire, pour te rester amis; car presque toujours de telles relations humaines reposent sur ce qu’une ou deux choses ne seront jamais dites, voire qu’on n’y touchera jamais, mais ces cailloux se mettent-ils à rouler, l’amitié les suit par derrière et se rompt. Y a-t-il des hommes qui pourraient n’être pas blessés mortellement, s’ils apprenaient ce que leurs amis les plus fidèles savent d’eux au fond? — En apprenant à nous connaître nous-mêmes, à considérer notre être même comme une sphère mobile d’opinions et de tendances, et ainsi à le mépriser un peu, mettons-nous à notre tour en balance avec les autres. Il est vrai, nous avons de bonnes raisons d’estimer peu chacun de ceux que nous connaissons, fût-ce les plus grands; mais d’aussi bonnes raisons de retourner ce sentiment contre nous-mêmes. — Ainsi supportons les uns des autres ce que nous supportons bien de nous; et peut-être à chacun viendra même un jour l’heure plus joyeuse où il s’écriera: « Amis, il n’y a point d’amis ! » s’écriait le sage mourant; « Ennemis, il n’y a point d’ennemis ! » — m’écrié-je, moi, le sot vivant.