Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-45]

Double préhistoire du bien et du mal

Le concept de bien et de mal a une double préhistoire: c’est à savoir d’abord dans l’âme des races et des castes dirigeantes. Qui a le pouvoir de rendre la pareille, bien pour bien, mal pour mal, et qui la rend en effet, qui par conséquent exerce reconnaissance et vengeance, on l’appelle bon; qui est impuissant et ne peut rendre la pareille, compte pour mauvais. On appartient, en qualité de bon, à la classe des « bons », à un corps qui a un esprit de corps, parce que tous les individus sont, par le sentiment des représailles, liés les uns aux autres. On appartient, en qualité de mauvais, à la classe des « mauvais », à un ramassis d’hommes assujettis, impuissants, qui n’ont point d’esprit de corps. Les bons sont une caste, les mauvais une masse pareille à la poussière. Bon et mauvais équivalent pour un temps à noble et vilain, maître et esclave. Par contre, on ne regarde pas l’ennemi comme mauvais, il peut rendre la pareille. Les Troyens et les Grecs sont chez Homère bons les uns et les autres. Ce n’est pas celui qui nous cause un dommage, mais celui qui est méprisable qui passe pour un mauvais. Dans le corps des bons, le bien est héréditaire; il est impossible qu’un mauvais sorte d’un si bon terrain. Si, malgré tout, un des bons fait quelque chose d’indigne des bons, on a recours à des expédients; on reporte par exemple la faute à un dieu, en disant qu’il a frappé le bon d’aveuglement et d’erreur. — C’est ensuite dans l’âme des opprimés, des impuissants. Là tout autre homme passe pour hostile, sans scrupules, exploiteur, cruel, perfide, qu’il soit noble ou vilain; mauvais est l’épithète caractéristique d’homme, même de tout être vivant dont on suppose l’existence, d’un dieu; humain, divin, sont équivalents à diabolique, mauvais. Les marques de bonté, la charité, la pitié sont reçues avec angoisse comme des malices, prélude d’un dénouement effrayant, moyens d’étourdir et de tromper, bref comme des raffinements de méchanceté. Étant donné une telle disposition d’esprit de l’individu, une communauté peut à peine naître; tout au plus sous sa forme la plus grossière; si bien que partout où règne cette conception du bien et du mal, la ruine des individus, de leurs familles et de leurs races est proche. — Notre moralité actuelle a grandi sur le terrain des races et des castes dirigeantes.