Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-475]

L’homme européen et la destruction des nations

Le commerce et l’industrie, l’échange des livres et des lettres, la communauté de toute la haute culture, le rapide changement de lieu et de pays, la vie nomade qui est actuellement celle de tous les gens qui ne possèdent pas de la terre, — toutes ces conditions entraînent nécessairement un affaiblissement et enfin une destruction des nations, au moins des nations européennes: si bien qu’il doit naître d’elles, par suite de croisements continuels, une race mêlée, celle des hommes européens. À cette fin s’oppose actuellement, sciemment ou non, l’exclusivisme des nations par la production des inimitiés nationales, mais la marche de ce mélange n’en avance pas moins lentement, malgré tous les courants contraires momentanés: ce nationalisme artificiel est au reste aussi dangereux que l’a été le catholicisme artificiel, car il est par essence un état de contrainte, un état de siège forcé, imposé par un petit nombre au grand nombre, et a besoin de ruse, de mensonge et de violence pour se maintenir en crédit. Ce n’est pas l’intérêt du grand nombre (des peuples), comme on aime à le dire, mais avant tout l’intérêt de certaines dynasties princières, puis celui de certaines classes du commerce et de la société, qui mène à ce nationalisme; une fois qu’on a reconnu ce fait, on ne doit pas craindre de se donner seulement pour bon Européen et de travailler par le fait à la fusion des nations; à quoi les Allemands peuvent contribuer par leur vieille qualité éprouvée, d’être interprètes et intermédiaires des peuples. — En passant: tout le problème des Juifs n’existe que dans les limites des États nationaux, en ce sens que là, leur activité et leur intelligence supérieure, le capital d’esprit et de volonté qu’ils ont longuement amassé de génération en génération à l’école du malheur, doit arriver à prédominer généralement dans une mesure qui éveille l’envie et la haine, si bien que dans presque toutes les nations d’à présent — et cela d’autant plus qu’elles se donnent plus des airs de nationalisme — se propage cette impertinence de la presse qui consiste à mener les Juifs à l’abattoir comme les boucs émissaires de tous les maux possibles publics et privés. Dès qu’il n’est plus question de conserver ou d’établir des nations, mais de produire et d’élever une race mêlée d’Européens aussi forte que possible, le Juif est un ingrédient aussi utile et aussi désirable qu’aucun autre reste national. Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, même dangereux: c’est barbarie de vouloir que le Juif fasse une exception. Il se peut même que ces traits présentent chez lui un degré particulier de danger et d’horreur; et peut-être le jeune boursicotier juif est-il en somme l’invention la plus répugnante de la race humaine. Malgré tout, je voudrais, savoir combien, dans une récapitulation totale, on doit pardonner à un peuple qui, non sans notre faute à tous, a parmi tous les peuples eu l’histoire la plus pénible, et à qui l’on doit l’homme le plus digne d’amour (le Christ), le sage le plus intègre (Spinoza), le livre le plus puissant et la loi morale la plus influente du monde. En outre: aux temps les plus sombres du moyen-âge, quand le rideau des nuages asiatiques pesait lourdement sur l’Europe, ce furent des libres-penseurs, des savants, des médecins juifs qui maintinrent le drapeau des lumières et de l’indépendance d’esprit sous la contrainte personnelle la plus dure, et qui défendirent l’Europe contre l’Asie; c’est à leurs efforts que nous devons en grande partie qu’une explication du monde plus naturelle, plus raisonnable, et en tout cas affranchie du mythe, ait enfin pu ressaisir là victoire, et que la chaîne de la civilisation, qui nous rattache maintenant aux lumières de l’antiquité gréco-romaine, soit restée ininterrompue. Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a surtout contribué à l’occidentaliser de nouveau: ce qui revient à dire en un certain sens, à rendre la mission et l’histoire de l’Europe une continuation de l’histoire grecque.