Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-50]

Vouloir exciter la pitié

La Rochefoucauld met certainement le doigt sur le vrai dans le passage le plus remarquable de son Portrait fait par lui-même (imprimé pour la première fois en 1658), lorsqu’il met en garde toutes les personnes qui ont de la raison contre la pitié, lorsqu’il conseille de la laisser aux gens du peuple, qui ont besoin des passions (n’étant pas déterminés par la raison) pour être portés à venir en aide à celui qui souffre et à intervenir fortement en présence d’un malheur; cependant que la pitié, selon son jugement (et celui de Platon), énerve l’âme. On devrait, dit-il, à la vérité témoigner de la pitié, mais se garder d’en avoir; car les malheureux sont en un mot si sots, que le témoignage de pitié fait chez eux le plus grand bien du monde. — Peut-être peut-on mettre plus fortement encore en garde contre ce sentiment de pitié, si au lieu de concevoir ce besoin des malheureux, non pas comme une sottise et un défaut d’intelligence, comme une espèce de dérangement d’esprit que le malheur porte avec soi (et c’est ainsi que La Rochefoucauld semble le concevoir), on y voit quelque chose de tout autre et de plus digne de réflexion. Que l’on observe plutôt des enfants qui pleurent et crient afin d’être objets de pitié, et pour cela guettent le moment où leur situation peut tomber sous les yeux; qu’on vive dans l’entourage de malades et d’esprit déprimés et qu’on se demande si les plaintes et les phrases de lamentation, la mise en vue de l’infortune, ne poursuivent pas au fond le but de faire mal aux spectateurs: la pitié que ceux-ci expriment alors est une consolation pour les faibles et les souffrants en tant qu’ils y reconnaissent avoir au moins encore un pouvoir, en dépit de leur faiblesse: le pouvoir de faire mal. Le malheureux prend une espèce de plaisir à ce sentiment de supériorité dont lui donne conscience le témoignage de pitié; son imagination s’exalte, il est toujours assez puissant encore pour causer de la douleur au monde. Ainsi, la soif de pitié est une soif de jouissance de soi-même, et cela aux dépens de ses semblables; elle montre l’homme dans toute la brutalité de son cher moi: mais non pas précisément dans sa «sottise », comme le pense La Rochefoucauld. — Dans la conversation de la société, les trois quarts des questions sont posées, les trois quarts des réponses sont données pour faire un petit peu de mal à l’interlocuteur; c’est pourquoi bien des hommes ont soif de la société: elle leur donne le sentiment de la force. À ces doses infinies en nombre, mais très petites, où la méchanceté se fait sentir, elle est un puissant moyen d’excitation de la vie: tout comme la bienveillance, répandue dans la société humaine sous une forme analogue, est le moyen de salut toujours prêt. — Mais y aura-t -il beaucoup d’honnêtes gens pour confesser qu’il y a plaisir à faire mal? qu’il n’est pas rare qu’on vive — et qu’on vive bien — de causer des déboires à d’autres hommes, au moins en pensée, et de tirer sur eux cette grenaille de menue méchanceté. La plupart sont trop malhonnêtes et quelques-uns sont trop bons pour savoir quelque chose de ce pudendumm; ceux-là nieront toujours que Prosper Mérimée ait raison quand il dit: « Sachez enfin qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire. »